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Coupes de champagne avec mes morts

Coupes de champagne avec mes morts
Coupes de champagne avec mes morts
Coupes de champagne avec mes morts

Ma main aveugle dans la porte du réfrigérateur rencontre une demi-bouteille de champagne. Tiens tiens, je l’avais oubliée, faut dire que je suis rarement à Laboule, dans le petit appartement qui me sert de pied-à-terre, d’adresse pour exister aux yeux des administrations. Mon livre « Aller voir ailleurs - Dans les pas d’un voyageur aveugle », vient tout juste de paraître — nous sommes en février 2016 —, après tout je pourrais célébrer sa sortie en librairie en appréciant une coupe.

Je suis seul. Qu’à cela ne tienne, j’invite mes deux parents, disparus pour le monde visible, mais bien vivants dans la mémoire de mon cœur.

Je dispose trois coupes sur ma table de cuisine — en fait, un bureau que mon père avait récupéré à la caserne Espagne à l’époque où il était encore militaire à Angers, et sur lequel j’ai disposé un plateau de verre pour me l’attribuer, le personnaliser comme on dit. Sous cette vitre j’ai glissé une centaine de cartes postales que j’ai glanées aux cinq coins du globe dans les années soixante-dix. Vieilles images où le temps a fait son œuvre, révélant ici un dentiste opérant dans la rue, une vue du grand canyon, un ascète hindou, un de ces cyclopéens murs incas, polygonal aux interstices si étroits que l’on ne peut y glisser une lame entre chaque roche, un réparateur de parapluies, un éléphant caparaçonné, un rosala cramoisi, etc. En ces temps désargentés, je n’avais pas d’appareil photo, l’idée même me révulsait.

Coupes de champagne avec mes morts

J’avais pourtant décidé, en revenant à Laboule, de jeûner ou quasiment, et surtout, de ne pas boire d’alcool. Mais c’était une décision raisonnable, elle appartient déjà au passé. Ma main découvrant une bouteille champenoise chasse cette promesse par trop outrecuidante.

Le bouchon heurte le plafond et rebondit sur mon épaule. J’écoute sa trajectoire et je me précipite sans réfléchir pour le retrouver sur le plancher. Gagné ! Je l’ai piégé directement sans balader mes mains d’aveugle partout. Ça commence bien. Je me sens accordé, inspiré même, pour tout dire.

Maintenant, je convoque les parents. Je veux installer ma mère à ma droite et mon père en face de moi. Là ça se complique, les parents ce soir sont joueurs ; dès que j’assois ma mère, droite, coquette, un peu pincée, mon père, habituellement bonhomme pacifié, lui fauche la chaise. Ils sont ingérables. Je ne suis pas le maître du jeu. Il semble que les morts n’apprécient pas que l’on choisisse à leur place. Je m’entête.

— Maman, tu t’assois à côté de moi et toi, papa, tu me fais face.

J’ai presque envie de me lever et de les contraindre à mon bon désir, mais zut, voilà que j’avais oublié que nous ne sommes pas soumis aux même lois physiques.

Je remplis les trois coupes. Je fais cela à l’oreille, j’écoute les bulles rire, rire de mon besoin de tout orchestrer sans doute. Pour ne pas gâcher de champagne je vérifie le niveau avec mon index. Je fais cela discrètement, on ne sait jamais, peut-être que mes parents vont refuser de boire au nom de l’hygiène. Ma mère était maniaque, elle dégainait l’eau de Javel à la moindre tache suspecte.

Je ne connais pas bien les morts, leurs valeurs, leurs mœurs. Ils bougent mais ils ne disent rien. Savent-ils encore que leur fils est aveugle ? Ont-ils de la mémoire, les morts ? Et puis ils ne connaissent pas ce champagne, ils buvaient toujours le même depuis 1965. J’ai partagé avec mes visiteurs les dernières bouteilles héritées qui leur ont survécu. Vivants, ils étaient très ritualisés, fidèles à ce qu’ils buvaient, mangeaient.

 

Pourquoi je trinque avec mes parents décédés.

J’ai besoin, et je veux les remercier de m’avoir permis de naître à travers eux. Je devine aussi qu’ils seraient enchantés de voir l’actualité de ma vie. Ce qui m’impressionne un peu — je ne tire pas de conclusion — il semblerait qu’il a fallu qu’ils meurent pour que je commence à vivre ce à quoi j’aspirais depuis la préadolescence, à savoir : devenir écrivain, participer à des films, être interviewé par les radios. C’est étrange ce constat.

Je lève ma coupe et cérémonieusement je les remercie. Ils écoutent, mais ils ne touchent pas aux leurs. Ah, ils ont changé depuis tout ce temps, eux qui étaient plutôt portés sur la bouteille ! Nous sommes quittes alors ; moi aussi j’ai changé, je suis écrivain désormais, écrivain et un peu ivre. Dans chaque bulle de champagne un mot, il faut tendre l’oreille pour l’entendre.

Dehors, une bourrasque heurte la porte, au même moment je crois entendre mon père murmurer : — Bois nos verres fiston, tu le mérites bien.

Coupes de champagne avec mes morts
Coupes de champagne avec mes morts

Je leur ai si souvent désobéi que cette fois-ci, peut-être pour me faire pardonner, à moins que…, j’écoute leur conseil et je vide leurs coupes dans mon gosier ému.

Ai-je trinqué avec mes morts pour les ranimer ?

 

« On couche toujours avec les morts », chantait Léo Ferré.

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Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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A
Merci de ce texte Jean-Pierre,<br /> mes parents adoraient le champagne, il m'ont passé la consigne et si je les sens tellement présents, j'avais oublié de les inviter aux agapes champenoises.
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Y
Ce soir là, tu as donc fait la nocet'algie version gratitude ! C'est un beau texte mon frère !
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