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A Dominique Martin dit Tintin

Avec Tintin, Maroc 2015

Avec Tintin, Maroc 2015

" Qu'est-ce que le bonheur sinon l'accord vrai entre un homme et l'existence qu'il mène ?"
Albert Camus


1974, j’erre seul dans le quartier Latin, Ophélie me reconnaît et te présente à moi. On te surnommait Tintin, tunique indienne, bijoux et cheveux rougis au henné, l’allure détendue de ceux qui n’avaient nulle
part où aller.
1976. A peine mille francs en poche - 150 euros - , un duvet roulé sous le bras, quelques photos érotiques rapportées de Suède, à négocier en terre musulmane, nous rejoignons en auto-stop nos chemins du rêve, ceux des lointaines Indes qui aspiraient les jeunes occidentaux en rupture avec les paradigmes en cours.

 

                              Dominique                          

                                     Tintin, guitare et cheveux longs....

Nous dormions n’importe où, dans les caves d’immeubles, sur les bas-côtés des routes, enivrés par tous les possibles, même près d’un moteur à fond de calle d’un ferry reliant Brindisi à Patras. Certes l’endroit était inhospitalier, sale, très bruyant, mais nous étions si harassés que nous le choisîmes, nous disant qu’au moins dans cet endroit-là nous ne serions pas importunés. Nous fûmes providentiellement réveillés et chassés de ce lieu par un mécanicien Grec qui tempêta du geste et de la voix quand il nous découvrit. Rejetés sur le pont, exposés au grand air marin, nous constatâmes que nous avions tous les deux très mal à la tête ; sans doute avions nous respiré des gaz toxiques dans ce réduit sans aération.
Tu étais étourdi, « tu planais », comme on disait dans le jargon de l’époque, moi non.
Tu n’anticipais pas, moi je m’y essayais, et dès que tu voyais un gâteau grec affriolant tu l’achetais alors que nous n’avions presque plus d’argent et dormions sous les orangers dans un parc à Athènes. Toutes ces différences faisaient que parfois nous nous querellions comme les deux sales gamins que nous étions, mais nous demeurions étroitement unis par cette existence de Gavroches, notre passion des civilisations anciennes, la poésie d’Hafiz, de Saadi et d’Omar Khayyâm.
Nous dûmes nous débarrasser des photos érotiques car notre naïve tentative de les vendre sur un marché turc faillit s’achever à notre très net désavantage.
Suite à d’interminables délibérations avec un commandant de la police afghane, qui s'entêtait à m'interdire l'accès d'une prison féminine où croupissait une française, j'obtins finalement l'autorisation de la visiter.
J’argumentai que la cécité serait garante de ma discrétion.
Cette Sylvie avait été arrêtée à Islam Khala avec une quantité de trente kilos de haschich, dissimulée un peu partout dans sa voiture personnelle. Pour survivre en prison elle devait acheter la nourriture à ses gardiens et la cuisiner elle-même dans l'espèce d'étable qu'elle partageait avec je ne sais combien de détenues afghanes. Elle prit le temps de me décrire l’endroit où elle croupissait.
La cellule était sombre et divisée en deux par une rigole qui servait d'unique écoulement. Il n'y avait qu'un robinet et aucun recoin abrité pour se laver ou vider ses intestins. Il servait à la fois d'évacuation et de point d'eau potable pour boire et cuisiner. D'affreuses paillasses s'étalaient de part et d'autre de cette tranchée d'où remontaient d'insoutenables remugles. C'était franchement sinistre. Le toit était en tôle, imaginez la touffeur qui y régnait en ces mois d’extrême chaleur !
Avant de visiter cette Sylvie, je me rendis au marché, guidé par mon compère Tintin, avec l'intention d'acheter quelques provisions pour cette compatriote emprisonnée.
Nous fîmes halte devant l'étal d'un boucher. Tintin remarqua les grosses mouches bleues qui vrombissaient et pondaient allègrement sur la viande exposée au soleil. Notant notre hésitation, l'astucieux boucher accomplit un geste digne de figurer en bonne place dans mes souvenirs.
La face ravie, il empoigna, dans l'intention de le laver, un vague gigot tuméfié, tirant selon les dire de mon ami plutôt sur le violacé, et d'un
geste auguste, le trempa dans un caniveau pour le débarrasser des mouches qui l'assaillaient. Dix mètres plus loin, alors que nous étions encore sous le coup de cette démonstration peu convaincante, un chien crevé se décomposait dans cette eau stagnante.
Quelques jours après l’épisode gigot nous cheminions dans les montagnes de l’Indu Kush aux couleurs de rouille qui s'élèvent, hautes et pelées, dans le centre de l'Afghanistan. Nous étions dans la région de Bâmiyân. Un Bouddha en pierre de 53 mètres de hauteur racontait un passé bien antérieur à l’avènement de l’Islam, les talibans ne l’avaient pas encore réduit en poussière, et sous une chaleur impitoyable nous arpentions les montagnes, à la recherche de squelettes de loups dans les grottes.
Un aigle impressionnant planait dans le ciel incandescent qu'il déchirait de cris tranchants.
Dans cet univers minéral les rochers ressemblaient à de silencieux guetteurs muets. Aucun souffle n’agitait la poussière. Les odeurs, les senteurs de plantes, étaient effacées, sans doute trop terrassées par la canicule. C’était impressionnant, la fièvre du romantisme de nos vingt années nous laissait croire que nous étions arrivés au bout du monde et que nous étions sur le point de découvrir ce qu’il y avait après. Habituellement éloquents, nous chuchotions comme si nous évoluions dans un lieu sacré, comme si des mots lâchés de manière impromptue eussent pu meurtrir l’ordonnance de cet endroit.

Bouddha de Babiyan

Bouddha de Babiyan

Chemin faisant nous rencontrâmes un berger.

Quand il découvrit ma cécité, en dépit de mes protestations véhémentes, il me hissa sur ses épaules comme si j'étais un ballot de paille. A grandes enjambées, une mélopée sur les lèvres, il entreprit de descendre vers la vallée ou il nous présenta à sa famille qui vivait dans une grotte.

Alors que nous étions assis sur des tapis à l’entrée de cette excavation dans la montagne, toute une ribambelle d’enfants nous observant, une femme voilée en retrait dans la pénombre minérale, j’eus une certitude : cette situation présente devait être l’écho d’autre chose. Mais de quoi? Comment s’y retrouver avec ce palais des glaces qu’est la mémoire ? Comment ?

Une lecture lointaine agita sa page en braille pour capter mon attention. Il était question de caravanes de chameaux, de montagnes désertiques, d’une grotte, de l’Asie, et d’un lecteur, un moi émerveillé, qui avait huit ou neuf ans. Mais était-ce la matrice véritable de l’écho, l’origine de cette impression de déjà vu ?

Le soir avec Tintin nous devisâmes longuement dans la pièce commune faisant office de dortoir, où tout le monde s’entassait entre tapis et couvertures :

« Chaque effet à une cause qui lui-même est l’effet d’une autre cause… », jusqu’à ce qu’un vertige métaphysique nous précipite dans le pays bienheureux du sommeil où questions et réponses n’ont plus cours !

Un mois ou deux plus tard, à Téhéran nous gueusions sans le sou, et tandis que nous marchions dans une rue tranquille qui coupait celle d’Amir Kabir, un gamin en courant nous délesta de notre gourde. Nous l’invectivâmes, mais nous comprîmes qu’aucun passant ne semblait avoir vu la scène et que notre Farsi était trop limité. Quant à poursuivre le garnement, Tintin n’était pas certain du chemin qu’il avait pris. On se dit alors que nous trouverions une bouteille d’eau minérale en guise de gourde, et soudain, ô miracle, notre voleur se transforma et notre entendement également.

L’enfant revenait vers nous, avec un sourire immensément bienveillant et nous tendit la gourde pleine d’une eau très fraîche.

Ah quelle désolante habitude de transformer ainsi les faits en histoires colorées par nos craintes ou espérances !

Et je ne peux rendre hommage à cet ami en oubliant son anglaise compagne Erika et leurs trois enfants : Morgan, Brendan et Dylan.

Je n’omettrais pas davantage leur maison à Ivry-sur-Seine où règne la loi de l’hospitalité en action : la maison aux volets jaunes où il fait si bon inventer le présent ensemble.

Pas plus je ne tairai avec ces amis accueillants, mes mains en errances captatrices sur une statue d’Antoine Bourdel, dans son jardin près de Montparnasse, ou l’écoute d’un disque de derrière les fagots :

« Tu te souviens d’Osibisa à moins que nous écoutions un vieux Budgie ? »

Dominique et Erika, la maison aux volets jaunes, Ivry

Dominique et Erika, la maison aux volets jaunes, Ivry

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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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