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Le cri d'une femme emmurée

Le cri d'une femme emmurée

Dans une ruelle aveugle derrière la citadelle de Ta’izz, à l’écart de tout regard, nous venons à croiser une femme intégralement voilée, comme toutes ses congénères yéménites. Nous avons longuement sillonné ce pays, J. et moi, à pied, en auto-stop, parfois par les transports en commun. Mais c’est la première fois qu’il nous est permis d’entendre une voix s’adressant à nous de dessous la sombre burqa : une voix anonyme, presque chuchotée, en excellent anglais. Son discours me fige de stupeur :

— I am a walled up alive woman. (Je suis une femme emmurée vivante.)

Je suis prêt à m’arrêter et à saluer cette passante énigmatique, mais elle poursuit, de sa voix basse et minérale, comme si c’était la muraille elle-même qui s’exprimait :

— No, please, ne vous arrêtez pas, soyez des touristes qui observent autour d’eux mais n’ayez surtout pas l’air de parler avec moi, car si on me surprenait en train de communiquer avec des étrangers, je ne pourrais même plus sortir dans la rue quelques minutes. Mon existence serait en danger.

Nous faisons alors semblant de regarder quelque chose au loin. J. fait comme s’il me décrivait les lieux, mais aucun son ne sort de sa bouche. Un rapace déchiquète avec son coupant cri rouge sang le vide du ciel. Il a soif de sang. Je frémis. Quelque part un poussin, un rongeur, un reptile sont au rendez-vous avec son désir.

— J’ai appris l’anglais toute seule, en cachette, avec si peu d’espoir de quitter cette prison qu’est la condition de la femme au Yémen.

« Sir, je ne vois pas ce que vous pouvez faire pour moi… Pour moi seule, rien sans doute, mais j’ai surtout besoin qu’on sache partout dans le monde ce qui se passe ici.

« Moi, femme, je ne peux rien faire, rien dire ni penser par moi-même… Toujours me conformer, imiter docilement, me joindre aux dires et croyances de ma famille, des voisins… Soumise à la domination aveugle…

« Je veux partir, quitter ce pays, ma famille ignorante… Mais je n’aurai jamais de passeport ! Pas davantage un métier et une indépendance financière. J’ai été privée de faire des études : mes parents m’ont imposé un mari et l’esclavage de lourdes charges ménagères… Je n’ai pas de vie à moi, comprenez cela ! Pas de choix propre. Même pas le droit d’émettre une opinion… Ici rien ne change, on reproduit continuellement ce que les parents nous ont transmis…

Mon ami J. ne comprend pas tout. Je lui traduirai ensuite ce cruel monologue en forme d’aveu, si ce n’est de testament. Ce que cette femme me raconte, oui, je le savais déjà. Mais là, d’un seul coup, ça prend volume et poids comme si ça rentrait dans ma propre vie. J’étouffe, je perds mes moyens, une révolte noire gronde dans mes veines. Que faire ? Je me sens impuissant. D’un geste machinal, pauvre en imagination, je sors une liasse de rials et je cherche à la tendre à cette étrangère à la vie gâchée. Elle éclate alors en sanglots et s’écarte de nous en répétant :

— Sir, vous ne pouvez pas comprendre ! Vous ne pouvez pas comprendre ce que c’est que d’être une femme ici !

Une envie de vomir, de vomir noir comme la colère qui m’assaille, retrousse mon estomac. Une image inconvenante me transperce : je vais enfin dégueuler les rongeurs et les serpents qui font parfois de moi un homme qui se fait croire qu’il est impuissant, impuissant et innocent. Que le grand éboueur au cri rouge s’en gave ! Qu’il me libère ! Un peu de solidarité interrègne, bordel, dans ce monde sans pitié !

Les pleurs maintenant s’éloignent. Mais ses dernières paroles sont encore audibles :

— Please, parlez aux Occidentaux de l’inhumaine condition de la femme au Yémen, s’il vous plaît… Nous sommes moins que des animaux ! Des animaux, you understand ? Le monde doit savoir, autrement nous vivons pour rien. Pour rien !

Nerveusement, je balance la liasse de billets au vent, pas question de la remettre dans ma poche. Cet argent n’aurait servi qu’à acheter des objets pour mon confort, un repas, un billet d’avion, mais pas, mais jamais, le supplément de vie libre imploré par cette passante sans identité.

Burqa, niqab, pourquoi pas, au nom de la différence, mais pour les accepter, les faire siens, encore faut-il qu’ils soient choisis.

Quelques minutes plus tard, des aveugles mendiants se ruent sur nous, nous ayant entendus parler. Leur donner de l’argent, bien sûr, pourquoi pas, mais à long terme cela ne changera absolument rien, ou si peu, à leur existence. En tout premier lieu ce sont les mentalités qui doivent changer, ici et là-bas, et cela ne s’achète pas… Putain, quand est-ce que les hommes cesseront de chérir chaînes, prisons mentales, armes, hiérarchie ? En un mot, quand arrêterons-nous de nous faire mal ?

« On n’est pas toujours fier d’être voyageur ! », écrira quelques années plus tard, en vers et en souffrance empathique, un certain Jean-Pierre Brouillaud, dans un poème qui s’imposera à lui dans une misérable ruelle éthiopienne.

collages d'Evelyne Denize

collages d'Evelyne Denize

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Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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F
Qui, sainement, peut vouloir porter cette couverture mortuaire qui l'annihile au regard de l'autre ? Déjà le croire est un aveuglement... de tous temps, en Orient, le voile mettait en valeur la beauté de la femme, et son mystère... Ce drap noir, comme celui qui couvrait nos portes lors d'un décès est un mur qui bétonne nos regards. Rien de bien nouveau, surtout au Yémen... par contre, ça l'est bel et bien dans les pays occidentaux, même si ce nouveau date aussi un peu... L'Orient ne trouvera la paix que dans le respect de cette moitié d'humanité enterrée, emmurée, vivante. Combien de jeunes fillles nées et élevées en France sont allées rejoindre des inconnus qui pour être leur mari, les ont violées le jour qu'on appelle "le plus beau jour de ma vie".
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P
Quel temoignage poignant Jean-Pierre. On peut imaginer le sentiment d'impuissance devant un tel cri d'alarme . La condition féminine dans ces pays est réduite à un esclavage entretenu. <br /> Le voyageur que tu es est alors confronté à une situation délicate qui procure un malaise énorme. Cela peut réduire à néant tous les sentiments forts que procure le voyage et la rencontre avec d'autres peuples, tant la décadence est parfois flagrante et révoltante.
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