7 Septembre 2019
Un cri long et plaintif au loin, un cri effrayant. Interrogation anxieuse : quel animal peut bien émettre ce hurlement déchirant ?
Nous marchons sur une piste du sud Soudan ; il y a de ça trois jours, nous quittions Juba. Hirsutes, dépenaillés, plutôt sales, affamés, mais l’allégresse propulse nos pas en avant. Un pas en avant – je n’ai pas fréquenté les écoles, l’orthographe me fait défaut, pour moi aventure s’écrit encore « avanture », alors dans mon regard insolent et naïf, un pas en avant fait de moi l’aventurier que j’ai besoin d’être pour pouvoir m’aimer.
Pas d’inquiétude pour nos estomacs, nous finirons bien par trouver de quoi nous sustenter. La semaine dernière, nous avons rencontré un Allemand qui gérait une plantation de café. L’homme avait entendu parler de nous par radio tam-tam ; il est venu à notre rencontre sur la piste avec son 4 x 4. Cette fois, nous étions quasi certains de pouvoir enfin nous restaurer, et même abusivement. Or le bonhomme vivait seul - sa femme n’avait pas supporté un tel isolement – et il buvait, buvait… Nous fûmes donc invités à une soûlographie participative, exempte de toute nourriture solide. Cuite, gueule de bois, mauvaise nuit quoi, et aucun petit-déjeuner, de vagues grognements matinaux pour nous saluer – un salut qui nous fit comprendre qu’il fallait reprendre la route, le ventre plus vide que la veille.
Mais cet épisode est déjà loin. Pour l’heure, les cris se rapprochent, nous sommes sur nos gardes, crispés. Jim ramasse un énorme bâton, moi des pierres dont je ne saurais vraiment que faire en cas d’attaque, mais ça me rassure et ça fait le mec qui ne va pas se laisser croquer sans s’affronter à son destin. Encore un virage, les arbres sont immenses, les singes font du vacarme dans la canopée mais ce cri ne vient pas d’eux.
Jim a un mouvement de recul quand il découvre ce qui nous attend au milieu de cet océan de végétation à je ne sais combien de lieues des premières huttes villageoises. Ce n’est pas un animal, dans la forme du moins, mais une femme, une femme en démence, en démence et en souffrance. Sur le coup, j’imagine qu’elle va se précipiter pour nous dépecer, mais on dirait qu’elle ignore notre présence. Elle hurle au ciel et aux étages supérieurs de la grande forêt. Elle hurle et elle gesticule. À moitié dénudée, maigre à faire peur. Jim constate, écartelé entre le dégoût et la compassion, que la lèpre ravage cette femme hurlante et sauvagement mutilée.
« Elle est aveugle, me décrit-il : deux trous à la place des yeux, le nez comme grignoté par un monstre, et il y a de la sanie visqueuse qui fait briller sa face inhumaine. Un cauchemar, je te dis ! »
Quelle attitude adopter devant une telle apparition ? Des médicaments ? Nous n’en avons même pas pour nous, et d’ailleurs nous n’avons aucune idée de ce qui pourrait ne serait-ce que la soulager. Nous n’avons rien à lui donner, rien.
D’un coup, j’ai honte de ma condition, condition choisie dont habituellement je suis si fier. Mais là, sous l’équateur, je me retrouve impuissant, impuissant et blanc, un Blanc de pays riche où la lèpre peut être soignée à grand renforts d’antibiotiques ; je devrais pourtant être en mesure d’aider cette pauvre créature torturée par cette saloperie bactérienne.
Silencieux et écœurés, nous marchons plus vite, espérant atteindre un village pour prévenir la population. Dans mes sandales l’aiguillon de la culpabilité me fait allonger le pas. Tandis que le soleil se prépare à naufrager sa boule rouge dans les verts clairs et sombres de la forêt, quelques huttes de terre et de branchages se profilent de chaque côté de la piste. Personne ne nous comprend - nous connaissons encore trop peu de mots kiswahili pour communiquer et parler de la femme bouffée par la lèpre. Le lendemain matin, après une nuit sous un toit de feuilles et une couche végétale, alors que nous nous apprêtons à reprendre à pied la piste de latérite, un homme se présente à nous comme maître d’école en vacances dans sa famille. Il s’exprime dans un bon anglais et évidemment nous lui parlons de la femme errante et hurlante dans la brousse. Il nous écoute :
« Ah, vous parlez de la folle – crazy woman ! »
Choqués par son propos, nous lui expliquons que c’est probablement la lèpre qui dévaste son cerveau et qu’avant d’être folle cette femme est un être humain malade.
« Oui, certainement, mais personne ici n’a de médicament. Sa famille est très pauvre, et quand elle est dans le village les gens la nourrissent. On ne peut pas faire plus, messieurs. No more, mister. »
Il ne nous reste plus qu’à nous remettre en route, songeant qu’être né en Europe présente des avantages certains.
Quelques jours plus tard, nous voici au Zaïre, et invités par les occupants d’une mission américaine (dont le nom m’échappe) qui soignent entre autres des lépreux, moyennant évidemment - la fameuse loi du talion – un minimum d’évangélisation. Coïncidence cocasse, une décennie plus tard, dans un train entre Tours et Caen, je discute avec ma bonne sœur de voisine qui m’apprend qu’elle est missionnaire en Afrique de l’Est. Je demande dans quel pays : à l’est du Zaïre, en pleine forêt. Je risque alors le nom de cette mission américaine qui nous avait hébergés et nourris deux nuits durant et qui possédait un petit avion avec lequel les religieux se rendaient fréquemment au Kenya en une heure ou un peu plus de vol. Ma voisine est abasourdie :
« Mais monsieur, vous êtes aveugle et vous vous êtes rendu dans une région aussi éloignée de tout, c’est tout bonnement inconcevable !
— Faut croire qu’inconcevable est aussi aveugle ! Vous devriez être bien placée pour savoir que ce que vous appelez Dieu est aussi la vie se déployant sous toutes les formes possibles, alors pourquoi pas celle-ci ? »
Tout en discutant avec ma voisine médusée, il me semble entendre encore, se mêlant au roulement du train, le hurlement inhumain de la lépreuse. Des images épouvantables me harcèlent. Pitié, si je pouvais être également aveugle et sourd du dedans, amnésique donc, je ne me resservirais sans doute pas cette frustration passée qui, j’en suis certain, agit encore parce que je n’ai rien pu ni voulu vraiment faire pour cette pauvre créature. On dirait que ce que l’on fuit finit toujours par nous rattraper, même si l’on court très vite, comme si le passé refoulé, la culpabilité, ne souffraient pas d’être oubliés. La mémoire est un vaisseau qui nous rapporte parfois les cadavres d’une guerre que l’on a toujours perdue.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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