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Un gangster philosophe.

Un gangster philosophe.
Un gangster philosophe.
Un gangster philosophe.
Un gangster philosophe.

Une métaphore facile de l’auto-stop : la pêche. Ce jour-là je fais une drôle de pêche, une de celles dont on ne se remet jamais, qui nous soulage des faux péchés et nous ouvre de nouveaux angles de vue sur la vie.

Une voiture s’arrête, du moins je suppose, car il y a beaucoup de circulation sur cette route qui ambitionne, entre deux soubresauts d’asphalte, de rejoindre l’Italie. Plusieurs fois j’ai cru que… mais non, seulement des véhicules qui ralentissaient. Ne pas voir, faire de l’auto-stop sur une route très empruntée, une affaire pas évidente du tout. Besoin de défi, manifestement pour se reconstruire. Mais cette fois-ci, oui, c’est bien pour moi, et même ça klaxonne avec insistance. J’entends une portière qui claque et une voix tonitruante s’égosille :

-  Alors, tu viens ragazzo, ou tu restes dans ton cauchemar de bord de route ? 

Ce conducteur qui d’emblée s’adresse à moi en me tutoyant ne se formalise pas du tout sur le fait que je sois un auto-stoppeur privé de regard.

-  Ah, tu es aveugle, bravo ragazzo ! » s’esclaffe-t-il par-dessus le vacarme de la circulation.

En me prenant la main, à la fois pour me saluer et semble-t-il pour me guider, il poursuit :

-  J’espère que tu en es un vrai, pas un aveugle en toc, car aujourd’hui c’est le règne de la contrefaçon, des ersatz, de l’imitation. Moi, ce que j’aime en tant que voleur professionnel ce ne sont pas les copies mais les originaux .

En tout cas le bonhomme est à coup sûr un original ! Sur le coup, le mot « voleur » ne me heurte pas plus que ça.

Je m’assois, ou plutôt je tombe, dans un siège vaste et profond. Un incendie de blues électrique acidulé ravage l’habitacle de ses brûlantes notes reconnaissables entre toutes. Je reconnais la redoutable guitare Stratocaster sous les doigts inspirés du maestro Jimi Hendrix qui égrène les notes de son âme bleue, bleue blues et noire vaudou.

 Purple Haze » vaporise son L.S.D. sonore. Rien que d’entendre cette musique psychédélique à souhait, une mémoire liquide, parfumée, arc-en-cielise mes perceptions. Je me persuade : mais non Jean-Pierre, tu n’es pas en trip, ce n’est pas le moment propice. Je rentre simplement en relation avec un conducteur, comme moi grand amateur d’un torrent de blues rock qui exacerbe dans ma tête d’indicibles tohu-bohus où bleus iceberg et flammes orange s’entremêlent.

 

Purple Haze was in my brain :                                            

La brume violette envahissait mon cerveau

Lately things don't seem the same :

Récemment les choses semblent ne plus être les mêmes

Actin' funny but I don't know why :

J'agis bizarrement mais je ne sais pas pourquoi

Scuse me while I kiss the sky :

Excusez-moi pendant que j'embrasse le ciel

 

Je m’exclame :

- Mitch Mitchell et Noel Redding sont respectivement de fantastiques batteur et bassiste pour accompagner un tel électron libre ! 

Le conducteur baisse le son, puis constate :

- Ah, toi aussi ragazzo tu aimes cette musique ?

— Ça me flanque la chair de poule, cette inquiétante et lancinante guitare. »

Il change radicalement de sujet :

-  Tu vois, ragazzo, ça me plaît que tu ne me voies pas. Je vais pouvoir te parler franchement, tu ne pourras jamais plus me reconnaître, ça c’est fantastique. C’est la première fois que je peux le faire. Mieux qu’au confessionnal, car si on parle au curé, on ne sait jamais, il peut avoir envie de cafter ! Et puis, si Dieu existait, ils seraient alors deux à m’entendre, et ça c’est dangereux, il y a deux fois plus de risques de fuite ! Tandis que toi, même si tu le voulais, tu ne pourrais pas me dénoncer vu que tu ne me vois pas. 

Il rit – non, il hennit. Il y a du cheval ou plutôt du centaure dans ce bonhomme-là. Je me demande pourquoi il m’appelle ragazzo – à cette époque j’ignore que ça veut dire jeune garçon en italien.

C’est la seconde fois, en auto-stop, que se réjouit de ma cécité une personne qui m’accueille à son bord. La première était mémorable, une femme, Anne-Sophie. Elle avait envie de faire l’amour avec un inconnu, ça tombait bien, je pouvais être cet inconnu disponible. C’était dans le nord, à la frontière belge, nous écoutions Bob Dylan ; maintenant nous sommes au sud-est, l’Italie approche, encore un éléphantesque dos de montagne grise à franchir et nous y sommes.

- Tu es miraud, oui et alors ? Moi, je suis un malfaiteur, selon les journaux et les petites gens qui dorment dans une existence chloroformée et fortement conseillée par les dominants. »

Je pense : tiens, un anar le coco, ça va me changer du beauf électricien d’Alberville et de sa morale de comptoir de la voiture précédente ! Il éclate de rire, d’un rire dérangeant, impudique, vrai.

- Je suis un gangster, tu entends ragazzo ? Et si tu ne me crois pas je te montrerai le joli joujou, une Kalachnikov planquée dans le coffre. Rassure-toi, copain, je braque les banques, mais pas les auto-stoppeurs ! 

Je l’entends explorer le vide-poche qui est devant moi. Il me fourre sur les genoux ce que je crois être un fouillis de papiers et il me dit en hennissant de plus belle :

- Ce modeste pactole, gaspille-le, fais-toi plaisir, innove. Le pognon est un moyen, jamais un but. 

Pactole était le nom d’une rivière de Lydie qui charriait de l’or. Je sais que par extension dans le vocabulaire courant c’est devenu une quantité d’argent non négligeable. Pas de rivière sur mes genoux, une grosse liasse épinglée. Des francs ? Des liras (ancienne unité monétaire de l’Italie) ? Je n’ose pas interroger mon généreux voisin. Mais je range la liasse dans mon sac, elle déborderait de mes poches. Un sourire me vient : je la planque un peu car mon voisin s’est présenté comme voleur, alors on ne sait jamais ! Je suis en présence d’un personnage hors normes, assurément.

- Ces papiers, ragazzo, n’ont pas de valeur, tout au plus un prix fluctuant. Voilà une liasse de billets, ça te permettra de poursuivre ton périple peut-être un peu plus loin, si Dieu le veut ! 

Je suis décontenancé, je le concède. Me passent par la cervelle d’ocres points d’interrogation aigus : est-il conciliable de confesser son gangstérisme tout en parlant de Dieu ? Encore prisonnier du soit noir ou du soit blanc, je ne me suis pas encore colleté avec le sens de la nuance, sans même parler de la transcendance. J’ai dix-huit ans et un goût certain pour les extrêmes.

L’homme parle un français fluide mais avec un petit accent étrange. Libanais ? Grec ? Turc ? Sicilien ? Je lui demande sa nationalité. Il réplique, comme si ma question l’avait choqué :

- Billevesées tout ça ! J’espère pour toi, ragazzo, que tu ne crois pas à de telles impostures identitaires ? 

Je fais non en hochant la tête. Il continue de parler, de parler ou d’évacuer, je ne sais pas. À moins qu’il ne soit mytho mon soi-disant gangster…

-Ça dépend des papiers derrière lesquels je me cache. Oui, ragazzo, quand nous nous définissons par des papiers, nous sommes en représentation, c’est du théâtre, du théâtre tragi-comique. Je suis comme toi, un citoyen du monde. Je n’appartiens pas à un pays ni à une idéologie. Toutes ces identités ont pour objectif d’asservir les gens, les mettre dans un camp. Nationalités, religions, autant de machinations de dominants pour que les gens se sentent étrangers les uns aux autres. Un truc pour nourrir les guerres. Rien que de la manipulation tout ça ! À qui profite le crime ? Pour moi, ragazzo, il n’y a que deux sortes d’humains : les esclaves et les gens libres. Ceux qui ont à leur service des hommes réduits à l’esclavage, esclavage moderne ou archaïque, que ce soient des patrons de grandes entreprises ou autres, ils portent eux-mêmes des chaînes, en or, peut-être, mais reste qu’ils dépendent de ceux qu’ils asservissent. 

Un silence, la foudroyante guitare de Jimi racle les cordes de mes nerfs et en fait des boulettes qu’elle expédie dans l’espace zébré d’arcs électriques.

- Moi, je ne suis l’otage de personne et je ne tiens personne au lasso. 

Nous nous taisons, un torride solo de guitare lance d’aveuglants rayons laser.

Ragazzo, je ne sais si tu réalises cela, mais en fait nous nous faisons souffrir quand nous croyons en une pensée qui s’oppose à ce qui est. Tu sais, désirer que ce qui est soit autre c'est sans espoir ; autant tenter de rendre végétarien le lion qui s’apprête à bondir sur sa proie ! Ragazzo, mes paroles te semblent sans doute inconsistantes, mais regarde-toi vivre et tu réaliseras que tu nourris des pensées de cette sorte, souvent sans même t’en rendre compte. Le prix : un inconfort émotionnel. Par exemple, il t’est bien arrivé de te dire que tu ne devrais pas être aveugle, non ? Moi, plus jeune, je me disais parfois que je devrais être un homme honnête, bosser comme tout le monde, me marier, respecter les banques, ceux qui nous exploitent, etc. Pff! J’ai voulu nourrir mon lion avec des carottes, mais il a refusé ! (Nouvel hennissement.) Avec des pensées de la sorte, nous crions notre désaccord avec ce qui est. Résultat, nous sommes frustrés, mécontents, agités… 

Et tandis que « Room full of mirrors » se dissipe, je découvre non sans une petite bouffée de fierté, qu’avec mon Guitar Hero nous avons un dénominateur commun : des perceptions synesthésiques – sans doute un peu augmentées par des prises d’hallucinogènes ! Lisez plutôt le texte de la chanson « Bold as love », vous verrez le rôle majeur qu’y jouent les couleurs :

 

« Bold As Love »                                                                     

(Audacieux Comme L'amour)

Anger he smiles, towering in shiny metallic

En colère il sourit, imposant dans le scintillement métallique

Purple armour

D'armure violette

Queen Jealousy. Envy, waits behind him

Reine Jalousie. Envie, attend derrière lui

Her fiery green gown sneers at the grassy ground

Son impétueuse toge verte se moque du sol verdoyant

Blue are the life-giving waters taking for granted

Bleues sont les eaux vivifiantes que l'on pense naturelles

They quietly understand

Ils comprennent silencieusement

Once happy Turquoise armies lay opposite

Une seule fois que les joyeuses armées Turquoise se mettent à l'opposé

Ready, but wonder why the fight is on

Prêtes, mais se demandant pourquoi la bataille a commencé

But They're all as bold as love 

Mais ils sont tous aussi audacieux que l'amour
Just ask the Axis

Demandent juste l'Axe

My Red is so confident

Mon Rouge est si persuasif

He flashes trophies of war and ribbons of euphoria

Il exhibe des trophées de guerre et des rubans d'euphorie

Orange is young, full of daring

Orange est jeune, plein d'audace

But very unsteady for the first go round

Mais très chancelant au premier virage

My Yellow in this case is not so mellow

Mon Jaune dans ce cas n'est pas si serein

In fact, I'm trying to say that it's frightened

En fait, j'essaye de dire qu'il est effrayé

Like me

Comme moi

And all these emotions of mine keep

Et toutes ces émotions en moi gardées

Holding me from giving my life to a rainbow

Me retiennent de donner ma vie à un arc-en-ciel

Like you

Comme toi

 

Un juron court et sec, en quelle langue, je ne sais toujours pas, un coup de frein brutal, une marche arrière musclée. Il gare sa voiture dans un chemin boisé à l’abri des regards. Je dis « il » car je n’ai pas osé lui demander son prénom. Lui d’ailleurs ne m’a pas demandé le mien, je crois qu’il se fout bien de ce genre de détail !

Toujours est-il que nous descendons de sa voiture. Je l’entends farfouiller un moment dans le coffre avant de me poser dans les bras une Kalachnikov enveloppée dans une housse qui me fait un peu songer à celle d’une guitare. Le joujou de mon mystérieux bonhomme pèse environ 9 kg et mesure un peu plus d’un mètre de long. Bêtement, je bégaie (à savoir que je songe à la chanson de Jimi « Machine gun ») :

- Un beau jouet mortel que cette machine ? 

Tout en le récupérant, il répond :

- Très dissuasif en tout cas. 

Nous pissons en chœur et reprenons la route baignant dans les accords syncopés d'Hendrix.

Après encore une bonne demi-heure de discussions - aujourd’hui je dirais d’échanges autour de la spiritualité appliquée, de la possible transformation de soi – voici que mon gangster de proximité finit par se confondre dans ma tête avec un homme sage, un stoïcien, sans doute. À croire qu’Epictète, sous un autre visage – esclave à Rome, puis affranchi – est revenu du fond des âges pour m’enseigner la différence entre ce qui dépend de ma volonté et ce qui lui échappe. Je me pince : est-ce que je fabule, est-ce que je rêve ? Que nenni, j’ai les poches pleines de fric et de sages conseils pour poursuivre ma route de vagabond.

Mister Paradoxe, comme je le baptise intérieurement, me parachute devant un hôtel, dans une petite ville un peu avant la frontière italienne. Il me dit que j’ai désormais les moyens de me payer une chambre, voire plusieurs, si j’en éprouve le singulier désir. Il ajoute quelque chose comme :

- Aime ton ennemi, peut-on lire dans les Évangiles, eh bien l’ennemi ne le cherche pas en dehors de toi, l’ennemi c’est d’abord toi, donc commence par t’aimer, et s’aimer, ragazzo, c’est s’accepter 100 % tel que nous sommes… et savoir se faire plaisir y participe. 

Sur ce, il démarre en trombe. Les pneus hurlent dans le virage. Un instant, la guitare de Jimi Hendrix envahit la rue déserte avec sa musique de derrière les étoiles et sa chanson emblématique qui, très électriquement affirme que notre guitariste est bien un enfant du vaudou :

I'M A VOOODOO CHILE

LORD I'M A VOODOO CHILE

YEAH…

… Quelle histoire ! En fait, je découvre que j’ai reçu une énorme liasse de francs.

Un gangster philosophe.
Un gangster philosophe.
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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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