9 Janvier 2016
Aveugle à la dérive dans les rues poussiéreuses, nocturnes et désertes de Mwanza, une ville portuaire de Tanzanie assise au sud du lac Victoria, je me dis que pour me déplacer et pour m’orienter je devrais m’appliquer à ressentir le champ magnétique terrestre comme le font chauves-souris et oiseaux migrateurs. L’idée d’être un pionnier en associant écholocalisation et boussole intérieure m'enthousiasme. Mais on ne fait pas de la magnétite en claquant des doigts! Il ne suffit pas de vouloir pour que les choses se fassent.
On peut perdre les yeux, me dit mon amie Chinita, mais pas le regard. Oui c’est juste amiga, juste à perte de vue, mais reste que je suis soucieux, comment vais-je retrouver l’endroit où je dors ce soir ?
Des pas se rapprochant de moi donnent un visage plus acceptable à mon abattement passager.
En anglais, un jeune homme, avec un accent plutôt oriental, me propose d'emblée de ne faire rien d’autre que l'amour avec lui.
Ah les malentendus ! Je demande ma route à un étranger et lui veut que nous fassions l’amour.
- Mon cher, my dear, cessez de me poursuivre avec autant d’obstination, vous m’avez déjà proposé la même chose l’an dernier en Angleterre. Je voulais me rendre dans la forêt de Sherwood où aurait vécu Robin des Bois, à la gare de Nottingham vous m'avez pris le bras pour me guider et m'avez proposé de faire l’amour avec vous. Plus tard, vous me poursuiviez à Paris, j’ai oublié le nom de la station de métro, mais pas votre insistance, puis à Téhéran, et vous finirez même dans un futur lointain par tenter encore votre chance, cette fois-ci dans une station de greyhound bus à Syracuse dans l’état de New-York, au petit matin.
Après un silence:
- Je sais vous êtes victime d’un sortilège commun à presque tous les hommes, d’une amnésie, en fait, vous ne vous souvenez que de ce qui vous arrange, vous convient. C’est une maladie ordinaire que nombre d’humains partagent sans même le savoir.
Il ne me comprend pas. Décidément, les hommes, nous ne nous comprenons pas, même si parfois nous faisons semblant pour ensevelir la lucidité de notre ignorance foncière.
Le dialogue qui suit a quelque chose de surréaliste, j’adore ces décalages.
- Mais sir c’est la première fois que je vous rencontre, bégaie mon courtisan.
- Qu’en savez-vous?
- Mais sir je ne suis pas de cette petite ville sale, c’est la toute première fois que je viens ici, en Tanzanie, et j’espère la dernière, soupire-t-il. Je viens visiter de la famille pour des affaires de succession. Je fais des études au Caire. Je suis Pakistanais.
Je refuse poliment sa main offerte, préférant son coude pour me guider. Ce n’est pas par moralité ni par peur de la punition divine, dieu aurait sanctionné selon la Bible au dix-neuvième siècle avant JC les villes de Gomorrhe et de Sodome où la population avait dit-on des mœurs dissolues.
L’homosexualité ne me fait pas peur, je l’ai essayé. J’ai évolué dans un monde où il fallait avoir tout goûté. J’ai choisi les femmes. Peut-être que l’éducation que j’ai reçu ne m’autorise pas cette fantaisie, pourtant mon père, militaire, était absent pendant mon enfance et j’ai grandi mes premières dix années auprès d’une mère solitaire et autoritaire. Mais on ne peut pas toujours faire plaisir au docteur Freud et à ses théories, il faut bien lui rappeler qu’il peut comme nous tous se planter!
Ce jeune homme semble de bonne éducation, ça s’entend, se sent. Je peux dire qu’il a de bonnes manières et une élégance naturelle, mais ça ne suffit pas.
J’ai envie de lui dire, parfois on a tellement envie d’être compris que l’on se tait devant ce fantasme :
- Ah vous aussi vous avez eu un père absent et une mère dominatrice ! Je vois que ça n’a pas marché pour vous comme pour moi ! Je vous présente mes condoléances…
Il me guide malgré mes propos en errances et pures subjectivités en me parlant avec distinction et un grand déballage d’humanité. J’ai besoin d’être secouru parce que je suis égaré, mais il me propose autre chose, pas ce dont j’ai besoin. Mais est-ce l’amour qu’il veut faire ou le désespoir?
Il m’offre de venir prendre un whisky dans sa chambre d’hôtel. Le bel oiseau essaie toutes les parades amoureuses, ses plumes en frémissent.
Toujours pas les miennes.
- Vous êtes beau, me dit-il, est-ce qu’on vous l’a déjà dit?
- Mon cher, dis-je, my dear, beau pour un aveugle c’est abstrait, trop abstrait pour être recevable. Beau, laid, ça n’a aucun écho avec la cécité. L’aveugle ne couche pas avec le beau et ne fuit pas le laid, il peut dire ce qui lui semble bon, lui fait du bien, ou ce qui lui paraît mauvais, lui fait du mal, lui procure un inconfort, et cela en dehors des critères esthétiques communs à ceux qui voient. J’aime, pour vous donner un exemple, le biotope de la côte d’Azur et pourtant nombre d’amis me disent que ce littoral est défiguré, enlaidi... mais je sens que cet endroit sans doute laid au regard est bon et bien pour moi. Vous comprenez la différence entre beau et bon, laid et mauvais, voire utile ou nuisible pour une personne privée de regard ?
Je peux dire n’importe quoi, il est forcément d’accord avec moi, ce gai pakistanais en manque.
Il m’invite à prendre un soda dans une gargote encore ouverte vu que j’ai refusé le whisky trop intime dans sa chambre d’hôtel. Il fait marche arrière, sans doute découvrant qu’il a été un peu trop frontal.
Il me déclare alors et sans fioriture qu’il m’aime, qu’il m’a aimé dès qu’il m’a vu marchant ma route à grand renfort de canne blanche. Là ça allait trop loin pour ma tolérance du moment, je rétorquai :
-Aimer ou ne pas aimer, non j’ai déjà donné, vous pouvez remballer cela et le servir à ceux qui ont des manques dans la case affective.
Et une histoire improvisée arrive sur mes lèvres au bon moment.
J’ai brusquement envie de réinventer ma vie, de la réécrire. L’insatisfaction permanente peut aussi être un moteur pour créer. C’est sans doute une manière de me faire croire que j’en suis responsable à part entière et de ne plus voir le même passé à chaque fois que je le convoque. Je ne me considère pas comme étant un menteur, mais comme un artiste, un conteur. Par cette stratégie je me hisse à l’altitude d’un démiurge. Cela fait du bien. Et puis merde tordre le cou au prétendu réel, le modeler à ma convenance pour pouvoir le servir à mon avantage, quelle jubilation !
Si Dieu crée la vie sur son métier à tisser, moi je fais dans la contrefaçon.
Je crois que je suis incapable de regarder mon passé les yeux dans les yeux, par peur d’être déçu à moins que ce ne soit par incapacité à croire à la probité.
« Que chacun devienne l’artiste de ce qu’il a reçu » écrit la bonne mère Dolto et comme j’ai de l’imagination à perte de vue et à en perdre la vue, je modèle les faits.
Voilà ce que je mitonne à mon interlocuteur ébahi qui attend tout autre chose mais comme il a de l’éducation et surtout de l’espoir il feint de m’écouter.
En guise d’introduction je lui rappelle le titre de ce chapitre que nous écrivons ensemble: aimer ou ne pas aimer.
-Mon père prétendait aimer Dieu et détestait les hommes qui n’aimaient pas Dieu, il en est mort, un attentat, vous savez ? Il n’était pas à un paradoxe près !
Mon homme déconcerté et de plus en plus gagné par l’inconfort demande avec une petite voix. -Mais vous connaissez aussi cela chez les Chrétiens ?
- Monsieur pourquoi voudriez-vous que les islamistes ne partagent point ce triste privilège de tuer autrui au nom d’un Dieu miséricordieux ?
Mon dieu qu’allais-je servir à propos de ma mère, cette femme qui m’a trop habitué à être aimé ?
-Ma mère aimait les hommes, trop même disaient nos voisins, elle est morte suite à des maladies que peut transmettre l’amour des corps. Certes, elle, elle n’aimait pas Dieu parce qu’elle n’aimait pas mon père ; alors vous voyez les histoires d’aimer ou de ne pas aimer c’est compliqué et douloureux. Vous comprenez maintenant pourquoi je m’en suis disons.. éloigné, désintoxiqué ?
My dear il vous faudrait trouver autre chose que de l’amour pour moi, soyez inventif, quand on prétend aimer on devrait être inspiré !
Et puis le capital amour s’épuise, si vous avez aimé votre mère pour tenter de lui rendre ce qu’elle vous a donné, il ne doit plus vous rester grand-chose, de la mémoire d’amour résiduel, rien d’autre que des ombres d’amour.
En fait je crois que vous vous êtes trompé d’adresse, allez essayer le romantisme avec quelqu’un d’autre. Choisissez quelqu’un qui ne s’aime pas, il croira à vos déclarations parce qu’il en aura besoin. On appelle ça la force miraculeuse et créatrice des manques !
Mon homme semble avoir brusquement perdu quelque chose, sans doute ne sait-il pas lui-même ce qu’il a égaré. Il cherche du secours.
Son phallocentrisme s’est fissuré, sa libido ne prenant plus tout le devant de la scène, apparaît un autre homme. C’est moi qui devrais le guider maintenant, les rôles s’inversant.
Je prends en plein cœur sa détresse. Je mets de côté mon envie de jouer, de rire. Non-assistance à personne en danger, ça coûte quoi ? Je ne me réfère ni à la morale en cours, ni à un dieu qui tiendrait des comptes et selon nos actes punirait ou récompenserait. Quand je dis ça coûte quoi, je me réfère à la transparence ou à la pesanteur qui fera que je serai en paix ou en agitation le soir en me couchant.
Non je ne me déporterai pas de l’humour au cynisme, même si mon naturel m’y conduirait facilement malgré moi.
Mon dragueur est triste. Est-ce du sexe qu’il recherche ou un rapprochement humain, un besoin d’intimité ?
Je ne suis pas doué pour sauver l’humanité, autrement j’aurais commencé par moi, alors je décide de le questionner et de l’écouter dérouler le fil qui l’étrangle.
Je prétends qu’il y a une femme qui doit m’attendre inquiète dans mon lit quand il a vidé son trop-plein.
Il me conduit devant mon hôtel. Je me penche à son oreille en le quittant :
Rendez-vous à Syracuse puisque vous êtes si obstiné !
Nous sommes le 16 août 1977, à Memphis Tennessee Elvis Presley meurt.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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