2 Septembre 2010
" Si longtemps que tu ailles, c'est au point de départ que tu arriveras de nouveau ".
Avicenne
Vint au cimetière le moment des condoléances, moment émouvant à l'extrême, qui me montra combien ce que je concevais à tort comme une corvée, une formalité inhabitée, peut être, d'un point de vue thérapeutique, réparateur... Aujourd'hui ce contact humain est souvent évité par un cahier, un crayon et l'invitation à y gribouiller un mot ou une signature. Cet évitement donne la note du monde moderne, éminemment pratique; monde qui a peur de la relation avec ceux qui sont frôlés par la mort et la souffrance!
La souffrance, pour moi, homme privé de vue mais pas de regard, était non seulement audible par les sanglots, le refus de la réalité proféré à voix haute par Louis, le fils aîné du mort, mais surtout sensitivement palpable. L'empathie était forte et les larmes coulèrent sur mon visage et lavèrent mes appréhensions. Ce fut comme une mise à jour qui révéla le diapason du présent. Et je sentis à ce moment-là combien il était essentiel de ne pas défiler devant ces gens en souffrance avec des mots prêt-à-porter, des condoléances formelles. Il suffisait d'être humblement présent avec ce que nous sommes, présent avec ces gens si affectés, si démunis, si vulnérables. Je ressentis alors combien aurait pu être profitable un contact de corps à corps, prendre l'autre dans ses bras, sans parler, mais en s'offrant pour que l'autre puisse, éventuellement, se livrer à son tour et extérioriser un peu plus son refus, son accablement.
Il y avait Simon, le mort, qui était là de toute son absence anéantissante, convertissable en présence de l'absence.
IL y avait la présence de la veuve, Nadine, cette femme de la terre qui brandissait sa fille cadette de 4 ans dans ses bras. Elle semblait l'élever avec des mots d'espérance qui mettent l'accent sur l'avenir :
" Regardez, j'ai Florence dans les bras !"
Quelle présence ! Quelle dignité ! Une oasis au mitan d'une vallée de larmes et de souffrance !
Ce geste d'offrande de cet enfant découlait de la vie elle-même, celle d'un demain possible de l'humanité, une survivance de la famille malgré la disparition d'un de ses membres.
Ce geste était une obole, un lâcher prise du passé pour chanter la gloire du présent qui s'infinise. Il affirmait que quoiqu'il advienne, la Vie demeure avec ses forces vives.
C'était un geste de semeur, délibérément tourné vers la vie.
Nadine se tenait la première. Ce n'était pas un hasard. Elle était à la fois une tour, un des possibles de l'homme devant de tels instants, et une sentinelle bienveillante.
La seconde fille de Simon et Nadine, Alice, 5 ans, semblait revêtir un masque. Elle paraissait ne pas comprendre ce qui se passait.
Ma compagne se demandait comment cette enfant allait se réveiller sans papa.
Il y avait ensuite le frère de Simon. J'éprouvais fortement l'envie de communier avec lui par le corps, par une embrassade, mais mon élan du s'arrêter sur un mur de refus, ça ne se faisait pas, dans sa niche socioculturelle, des hommes qui s'étreignent, dommage !
J'aurais aimé lui infuser ce qui ne se dit pas avec des paroles, cette solidarité qui échappe au savoir. Mais ce « j'aurais aimé » avait la tête un peu trop hors du présent !
Sophie, la cousine, n'était plus incarnée. Elle était comme en retrait dans une abstraction existentielle, dans une partie vide d'elle-même, que la nature seule connaît et propose quand l'homme ne peut plus supporter ce qui lui arrive. Une amnésie totale la muselait.
Il y avait Fernande, la mère de Simon, qui mettait un objet sur son souffrir. Elle criait que c'était injuste et que c'est elle qui aurait dû mourir mais pas son fils. Bien sûr elle se référait à une notion d'ordre qui n'existe que dans la cervelle apeurée des hommes.
Je découvrais avec les yeux du dedans, quelques murmures descriptifs de ma compagne à mon oreille, dans ce cimetière de campagne, que seule la vérité peut faire face à ce qui est vécu comme inique, la vérité ou bien l'amour.
Cette vieille dame était une femme au bord de la rupture, usée à force de trop vouloir porter le monde. Elle était sur le point de reconnaître combien nous sommes fragiles, et que la Vie se porte toute seule et s'écoule où elle veut, sans même se laisser influencer par les pentes imaginées par les constructeurs de logiques.
Il y avait des poignées de mains de convenance, des hochements de tête malhabiles qui prétendaient faire sens et étaient ridiculement offensants.
Il y avait, debout contre ce mur de cimetière où toute la famille était alignée une grand-mère, petite femme rendue insignifiante par ses plus de 90 années de vie, mais si belle de bonté, de non volonté personnelle. Par sa tenue humble émanait combien la Vie nous échappe, que l'on ne maîtrise rien. Sa joue ridée, où ruisselait une larme discrète, semblait dire : « J'en ai beaucoup vu de choses prétendues intolérables dans ma longue, longue vie, beaucoup et mon dieu, il faut donc que j'en voie encore ! »
J'entendais presque en filigrane de son émoi : « Quand est-ce que cela s'arrêtera-t-il ? »
Peut-être, grand-mère, du haut de ton âge respectable, pressens-tu que la Vie n'est pas séparée de la mort, seuls nos attachements le laisseraient croire.
Tout à l'heure à l'église, le curé dans son enclos récitait ce qu'il avait appris par cœur et parlait de la mort comme d'un demain, notre glorieux demain. Exsangue compensation qu'il distribuait avec des mots machinaux suintant de la peur et de l'habitude.
Et pour corriger cette divine faute que semblait quand même être la mort, rendre dieu aimable, bon, cet aveugle de l'âme promettait le paradis, bien sûr réservé aux croyants. Et pour rendre dieu plus populaire, éligible, il inventait même un enfer où dieu jetait les mauvais, les incroyants. Et ensuite il osa parler de l'amour divin. Mais qu'est-ce que ce dieu qui récompense, punit et juge ?
N'en veulent d'ailleurs que ceux qui ont peur. Ceux qui n'aiment pas. Ceux qui n'osent pas se vivre tels qu'ils sont.
Dans cette église, devant la dépouille de Simon, ce curé était outrageusement inconvenant, indécent, mais heureusement personne ne l'écoutait. Ou plus exactement ceux qui l'écoutaient, les convaincus d'avance, n'entendaient pas. Quant à ceux qui éprouvaient charnellement la perte de cet être, ils n'écoutèrent pas ce bonimenteur mais l'émoi qui les fouaillait de son soc affilé. Ils ne voulaient pas de la mort de Simon, ni de promesses qui chantent des demains rieurs mais lointains.
La souffrance c'était maintenant. C'était la seule vérité. Elle prenait toute la place, tout ou presque. Ce n'était certes pas des discours qui pouvaient l'atténuer. Elle n'avait pas à être adoucie, ni soulagée. Elle devait se vivre. Et un officiant digne de ce nom, sobrement présent, n'aurait pas marmonné comme ce curé, ces paroles tout juste de circonstances. Il aurait parlé ou se serait tu mais il l'aurait fait avec l'intelligence du coeur, avec des mots ou du silence et ceux qui souffraient se seraient sentis reconnus et réellement accueillis.
Décalage, décalage quand tu nous tiens !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
Voir le profil de Jean-Pierre Brouillaud sur le portail Overblog
Commenter cet article