11 Juin 2010
Article publié dans la revue "la plume d'oie" en décembre 2002
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Je chemine en ce jour d'avril, main dans la main avec toi Leïla, belle de sept années, à travers la forêt toute bruissante.
Au tout début de notre promenade, me revient cette histoire :
Un jeune homme riche de possessions et de succès mondains, malheureux par-dessus tout, rendit visite à un sage:
" Je n'ai plus la force de continuer à vivre. J'ai pris mon existence à pleine main et je suis devenu riche, envié, mais je regrette l'insouciance et la gratuité de mon enfance. Je suis devenu cynique, calculateur. Je ne sais plus jouer, faire pour le seul plaisir de faire. "
Le vieil homme lui demanda alors :
" T'es-tu réellement concentré sur quelque chose au cours de ta vie ? "
" Oui, dit-il avec une moue désabusée, gagner de l'argent, faire mieux que les autres, voilà ce que fut mon existence. La seule chose que j'ai sauvée vraiment c'est la délectation de jouer aux échecs. "
Le vieil homme alla chercher un échiquier et fit asseoir en face du jeune homme un de ses élèves. Il posa sur le bureau, près du jeu, une épée à la lame luisante et il dit :
" Affrontez-vous. Je couperai la tête du perdant. "
Sur le visage du vieil homme se lisait une détermination sans faille.
Le jeune homme sentait nettement qu'il jouait sa vie. Il se concentra comme jamais cela ne lui était arrivé. La peur le quitta à mesure que son attention augmentait.
Pour lui n'existait plus que ce jeu d'échec. Il s'identifiait à lui au point de perdre toute notion de lui-même.
Par des coups très habiles il prit vite le dessus.
Rapidement l'issue fut évidente: il allait sauver sa peau.
Alors il releva brièvement la tête et il découvrit le visage atterré de son adversaire.
Une aube inconnue de lui se leva dans son cœur : c'était l’éveil de la compassion.
A partir de ce moment-là, il commença à commettre erreur sur erreur. Son adversaire reprit l'avantage jusqu’au point où il allait manifestement gagner la partie. Mais désormais il ne se sentait plus concerné par le dénouement de ce jeu.
Il commit intentionnellement encore une maladresse, puis une seconde, qui cette fois-ci s'avéra fatale.
Alors le vieil homme, jusque-là impassible, renversa brusquement l'échiquier, ce qui dispersa les pièces.
Les deux joueurs le regardèrent avec effarement.
" Il n'y a ni vainqueur, ni perdant, dit-il avec un sourire espiègle. Je n'ai jamais eu l'intention de trancher la tête du perdant. Je jouais à ma manière pour vous faire prendre conscience de quelque chose d'essentiel. "
Il se pencha sur le jeune homme. Ses yeux brillaient du contentement d'un
père qui a fait un bon tour à son enfant.
" Deux choses sont nécessaires dans la vie : l'attention et l'amour.Et vois-tu, mon jeune ami, aujourd'hui tu as appris les deux qui en fait ne sont qu’une ? "
Si l'on joue avec une finalité, on ne joue plus, on fait des placements.
C'est la naissance du banquier, du jeune homme malheureux, avec l'excitation et la peur de l'échec.
Jouer vraiment relève de la parfaite détente et de la joie parce qu'il n'y a pas de préoccupation dans le jouer, pas de but à atteindre.
Voilà ce qui me traverse en marchant dans la forêt Ardéchoise avec toi, Leïla.
sentier d'Ardèche
Si l'on interroge le banquier il sait pourquoi il fait toutes ses opérations, mais l'enfant, à l'image de la vie, ne sait pas pourquoi il joue. C'est sa nature de jouer sans arrière-pensée.
Un coucou lointain chante alors la gloire du printemps et je me dis que s'il savait pourquoi il chante et qui en lui chante, il ne chanterait plus : il produirait un spectacle, attendrait des éloges, aurait peur de déplaire. Il ressemblerait tristement à ce jeune homme amer de toutes ses réussites calculées.
Il en va de même avec les enfants. Leur envie est jeu. Jeu de la grande envie de la vie. Ils sont comme en crue de quelque chose que les adultes, pour la plupart, ont égaré sous leur fatras de préoccupations.
Ils n'ont pas encore la place pour accueillir l'ennui et ne divisent pas la vie entre jouer et son contraire.
Tout est jeu et joie de jouer, même le pleurer. Et cette allégresse, cette confiance sans support est pure contagion. Mais rares sont les adultes qui s'en aperçoivent car ils cèdent à la tentation de boire à une autre source que celle qui, cordon ombilical de tous les êtres, les alimente.
Mon attention se porte alors sur tes grandes mains, à la fois fermes et souples, qui m'émeuvent tant.
Qui a eu la joie de ressentir l'univers entièrement disponible dans la main offerte d'un enfant ?
Le père et la fille marchent sous le couvert des châtaigniers. L'air est immobile. On dirait que la nature retient son souffle pour nous introduire dans le silence d'avant ce qui la définit. Et l'on marche tout les deux, marche, dans une attention aimante et indolente, insouciants et sans volonté propre. Nos deux mains se touchent plus qu'elles ne se tiennent. Il n'y en a pas une qui serait directive et l'autre soumise. Non, elles éprouvent la joie simple du contact.
Nos bouches sont devenues silencieuses naturellement, sans désir de silence, sans motivation. Toi, de temps en temps, tu claques ta langue sur ton palais avec un tel air de ravissement que je suis sûr que les fleurs et les herbes saluent ces transports où l'âme individuelle flirte avec la voûte de l'universel.
Tu sautilles, légère comme un moineau. Je soupçonne alors, sans te le demander, que tu joues à éviter quelque chose avec des pas plus ou moins amples. Ca doit être un jeu avec l'ombre et la lumière qui alternent sur la route, mais qu'importe ce que c'est, nous sommes en marche et c'est la marche qui nous porte. Et d'un seul coup ta main, sans crier gare, rentre dans la mienne. Ma poitrine se dilate alors. Je perds mes contours. Je n'interviens pas avec des explications. Je m'éloigne de mon connu, de moi-même. Je ne choisis pas ce qui arrive, personne ne choisit à ce niveau, mais je choisis mon attitude, un peu comme le marin oriente sa voile avec ou contre le vent.
Mon esprit n'imprime pas ce qui advient comme le ferait une caméra, mais il l'accueille comme un miroir qui s'unit à ce qu'il perçoit.
Nous sommes reliés et je découvre que ceux qui s'aiment, sans chercher à en tirer un bénéfice quelconque, ne sont séparés ni par le temps, ni par l'espace, ni par la mort.
" Etroit, si étroit, est le sentier de l'amour que l'on ne peut y marcher à deux ", chantait Kabir, le poète Indien.
Non l'amour n'est pas offrande, pas plus qu'il ne serait son contraire. L'amour est extinction de toute tentative de prendre ou de donner. Autrement dit, l'amour est quand je cesse d'intervenir, que ce soit avec des motifs altruistes ou égoïstes. L'amour est donc pur jeu, désintéressement.
Mais quand la marche cède le pas à un marcheur, quand l'être aimant et l'être aimé semblent séparés, les manques, expressions composites d'un éloignement, nous assaillent. Ils font alors de nous des banquiers aussi pitoyables que le jeune homme de l'histoire, et non plus les joueurs superbes d'avant la conception toute temporelle du perdre ou du gagner.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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