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Stage les yeux bandés

Stage les yeux bandés

Perce-voir, percer-le-voir pour être ni aveugle ni voyant, mais uniquement être la source du voir.

 

Interview de Jean-Pierre Brouillaud

- Pourquoi Jean-Pierre animes-tu parfois des stages les yeux bandés ?

 

- J'ai repéré que les personnes dotées de la vue marchent la plupart du temps comme happées par l'objectif qu'elles veulent atteindre. Elles ne sont pas dans la marche mais déjà dans la porte à ouvrir qui se trouve à plusieurs mètres devant elles. Les yeux bandés, elles sont davantage en résonance avec le présent. En elles peut s'éveiller une qualité d'attention autre, moins fascinée par l'objectif, sur laquelle, au début, s'impriment évidemment des réactions, résistances, craintes, car en se murant le visuel, des associations inconscientes oeuvrent. Mais les personnes qui se prêtent à ce petit jeu marchent, disons moins à côté de leur corps.

Mais en tout premier lieu ces simples exercices yeux bandés nous permettent de réinvestir notre espace corporel. Il s’agit en fait d’un puissant outil pour révéler la manière dont nous habitons l’espace qui nous est offert par le vivant.

Ce retour volontaire vers la perception sensitive de l'ici-et-maintenant se doit d’être accompagné d'une qualité d'attention de moins en moins sous l’emprise de nos comportements automatiques.

Observons, sans la modifier, comme la pensée nous entraîne dans le passé et le futur. Si nous la suivons, elle nous absorbe et nous débranche de la perception-sensitive de l'instant en nous entraînant vers des ailleurs chimériques ..

Pour le corps, il n'y a ni passé ni avenir ; il est relié avec ce qui est au présent, un avec tout ce qui est. Trop souvent nous nous en séparons,

capturés par nos pensées et autres ruminations, ce qui fait que nous ne marchons pas mais sommes marchés, somnambuliques, passant à côté de la vie.

Stage les yeux bandés
Stage les yeux bandés

Comment as-tu découvert ce que tu partages aujourd'hui à travers des journées ?

Un jour j'ai demandé à une amie de se bander les yeux, et de marcher dans le jardin. Ce fut un choc pour moi. Aussitôt elle gagna une densité nouvelle, sa voix dégringola dans son ventre, son centre d'équilibre se modifia. Je sentais que son regard s'était retourné sur lui-même. Certes elle perdit là un certain vernis d'assurance, mais elle transpirait une qualité toute nouvelle, une sorte de porosité accueillante, obligée qu'elle était à une attention sensitive.

Ce jour-là nous découvrîmes ensemble combien l'imagination prend la place de la perception, et comment la vue peut nous écarter de la présence à soi.

Et à partir de cette petite expérience dans le jardin en terrasse à Laboule, nous décidâmes de jouer ensemble sous forme de stages.

Ce qu'il convient de réaliser avant tout c'est de voir à quel point nous ne sommes jamais tout à fait présent. Nos ruminations mentales nous hypnotisent. Elles sont comme un rideau devant nos fenêtres sensorielles. Capturés par les pensées, notre intérêt personnel, nous substituons sans relâche la pensée à l'expérience de la perception directe.

Par exemple, nous marchons le long d'un chemin fleuri et nous sommes "mangés" par un feu que nous alimentons avec nos compulsives manies qui nous maintiennent dans nos songes. Et pendant ce temps les oiseaux gazouillent dans un merveilleux soir de printemps, les fleurs s'offrent à nos sens pour les régaler et je m'empoisonne l'existence en me laissant charrier par le flot des pensées comparatives qui créent des émotions qui ne font qu'épaissir la fumée qui masque la perception de l’instant offert.

 

- Tu peux développer un peu autour de ce que tu désignes comme étant la perception de l’instant offert ?

Vous êtes-vous déjà demandés comment fait-on pour tenter de connaître quelque chose que l'on ignore ?

Demandez à une personne dotée de la vue : qu’est-ce que la cécité ? Il y a fort à parier que pour répondre à cette question elle se réfèrera au fait de voir, son connu donc, et à partir de là elle envisagera vraisemblablement le contraire.

Et comme ça semble fonctionner avec le jour et la nuit, le plaisir et la douleur, elle se persuadera que l'acuité visuelle a pour opposé la cécité. Ainsi elle risque de conclure qu’être aveugle c’est être dans le noir total .

Il s’agit en fait d’un raisonnement fallacieux qui se durcit en croyances et que n'importe quelle expérience les yeux bandés peut faire échouer, si vous vous y livrez à 100%.

On peut dire que l'imagination a, à ce moment-là, pris la place de la perception directe, par le truchement de la pensée comparative qui ne sait qu’opposer une chose à une autre pour prétendre les connaître toutes les deux.

Si vous retirez les objets vus, paysages, y compris l'obscurité la plus complète, nuit ou bandeau, pouvez-vous concevoir ou pas que vous voyez encore en dépit de ces absences ?

Voilà ce que des exercices très simples tel que marcher en terrain inconnu, guidé par la voix d'un guidant, ressentir si une cible sonore est là-bas, au loin ou bien ici en nous, approcher des formes et essayer de les percevoir avec l'attention la plus ouverte possible, tenter de capter des intentions projetées par un partenaire, retrouver les yeux ouverts le chemin qui mène à un objet que l'on a, tandis que nous étions guidés, soi-même posé quelque part, se laisser aimer par la rivière, le vent, les sons, les masses, toucher le voisin, etc. peuvent vous permettre, avec votre total acquiescement, de réactualiser.

Observons combien les organes des sens, lieu de préhensivité, nos yeux, nos mains, notre corps psycho-affectif, usine de manipulation, calculent et saisissent au lieu d'accueillir et de laisser entrer-et-sortir en nous ce qui est.

Soit nous nous ruons ou nous écartons d’un objet, personne ou paysage, je l'aime et je le veux, je le déteste et je l'évite, et ainsi nous nous maintenons dépendant de ce que nous projetons sur lui ; soit nous le laissons venir en nous et repartir, et ainsi nous pouvons ressentir ses particularités: tension dans l'articulation de l'épaule, une personne qui raconte des choses essentielles mais qui est absente, douleur sans souffrance psychologique rajoutée, etc. mais pour ce faire il convient de se référer à un arrière- plan désencombré de notre histoire personnelle: le siège des perceptions-sensitives .

Au début, quand on commence les exercices, la division de l'attention peut entraîner des douleurs dans la nuque comme si le spectateur pour lequel nous nous prenons s'était reculé dans l'arrière-plan de notre tête. Mais à force de pratiquer la vigilance, nous découvrons que le regard intérieur peut devenir attention-sans-choix.

Lorsque nous nous déplaçons, remarquons comme notre corps se laisse sensiblement entraîner par l'endroit où nos yeux se posent, et cela malgré notre dessein de rejoindre un autre point.

Si notre oeil regarde le côté gauche de la piste, bien que nous nous dirigeons vers un but précis, nous avons tendance à dévier imperceptiblement vers la gauche, attiré par ce que nous observons.

Notre regard, bien que nous marchons vers un but précis, nous influence ; le point sur lequel il se focalise nous détourne légèrement du chemin le plus court.

Et si cette vérité est clairement mesurable sur le plan physique, elle est aussi opérationnelle dans les registres intérieurs.

Nous marchons, vivons, déterminés par la qualité de notre attention.

Pour faire court nous dirons que plus l'attention est lavée des scories inconscientes, moins elle est parasitée par le discours intérieur, par le commerçant automate qui pèse, calcule et au bout du compte se plaint toujours, et plus elle est libre.

L'attention libre est pure perception. Elle donne accès au discernement et à la faculté créatrice. Elle n'est plus intéressée, elle est aimante.

 

- Tu dis que contrairement à toutes croyances les aveugles voient, parce que comme tout un chacun ils sont la source de la vision. Tu peux développer ?

Oui la cécité de l'aveugle ou des yeux bandés, c'est une vision sans objet vu, mais une vision quand même, mais non localisable et dont les yeux ne sont plus les médiateurs.

Croyez-vous que ce sont seulement les yeux qui voient et les oreilles qui entendent ?

Un oeil, comme l'oreille, ne sont-ils pas des outils spécifiques qui peuvent ou ne peuvent pas, dans le cas de la cécité ou de la surdité, révéler le regard ou l'ouïe ?

Ne sommes-nous pas victimes d’une hallucination quand nous les identifions avec l'origine de la vision ou de l'ouïe ?

Pouvez-vous, hommes de regard, voir avec votre dos ou avec vos orteils ?

Voilà, au plus près, ce que c'est que d'être aveugle, mais ne lisez pas ces mots seulement avec vos yeux.

Venez VOIR avec nous ou restez chez vous, mais prenez le risque ultime de débusquer ce qu'est le véritable aveuglement, avec ou sans yeux !

Poursuivons l'enquête en usant d'analogies.

Nous sommes conscients de nos pensées, n'est-ce pas? Mais pouvons-nous observer cette conscience qui nous permet cela ? Non, bien sûr, car elle deviendrait, à son tour, une pensée dont nous serions encore conscients. Pourtant, la conscience, l'attention ouverte, est ce qui nous est le plus intime, mais en fait, nous ne pouvons ni l'affirmer, au sens objectif, et encore moins la nier.

On peut donc dire que la conscience est, sans être.

Il en est de même avec la vision, chez un aveugle, chez une personne aux yeux bandés. Bien qu'elle ne soit pas révélable par des objets vus, (l'outil oeil étant déficient), la vision est.

Mais elle n'est pas localisable car elle n'objective rien, dans le sens où rien ne peut se présenter en face d'elle qu'elle pourrait voir, nommer, et qui prouverait son existence.

Et pourtant on ne peut la nier !

Oui, vous avez bien lu ce paradoxe: un aveugle, une personne aux yeux bandés, voit sans voir.

Mais où est-elle l'attention ouverte, puisqu'on a vu qu'elle n'est pas localisable? Elle est, sans être, a-t-il été écrit précédemment. C'est vrai que l'on ne peut ni la nier ni l'affirmer, dans l'acception courante qu'on prête à l'objectivité. Car on ne peut pas la mettre en face, ou en dehors de nous et l'examiner comme si nous pouvions nous en dissocier. Elle nous est si familière que la plupart du temps on oublie qu'elle est ce que nous sommes au plus intime.

Toutefois sans elle, pourrions-nous voir, entendre, réfléchir, en un mot: ETRE ?

 

-Peux-tu nous faire pressentir le lien entre cécité et attention ouverte?

Le regard subjectif et fermé de la conscience ordinaire peut, par un travail alchimisant, graduellement s'ouvrir en regard objectif, fruit de la division de l'attention. Ainsi nous percevons des informations directes et sans filtres qui ne peuvent jaillir du seul registre du savoir et de la mémoire.

Mais pour revenir à ta question embarrassante, « sourire », le lien entre attention ouverte et cécité, disons que si l'attention ouverte, la conscience, préside en tout, l'aveugle, bien qu'il n'ait pas d'organe pour voir, a comme une clarté dans son non-voir qui ne voit rien mais qui éclaire tout. Et cette clarté (nous la mettons en mot, mais elle n'a aucune forme), elle est tout bonnement innommable. Elle est comme en amont de l'outil oeil.

(C'est évidemment une manière pédagogique de s'exprimer.) Mais par elle, il y a un voir, primordial, pré-sensoriel, qui est simultané à toute fonction et qui donne à l'aveugle une certitude d'un voir sans objet... dont tout un chacun est doté en fait.

L'attention ouverte ne relève pas d'une qualité d'attention subjective, errante, dépendante des circonstances.

Par la pratique des exercices les yeux bandés et du développement de la division de l'attention, chacun dans son quotidien, on introduit en soi un être qui sera de moins en moins une marionnette réactionnelle et deviendra de plus en plus un espace d'hospitalité vraie et de créativité joyeuse.

Ainsi en apprenant à diviser notre attention, nous découvrirons graduellement que le monde est en nous, et non pas le contraire.

 

- Et les exercices proposés ?

Rien d'extravagant... Marcher les yeux bandés dans des lieux inconnus, parfois accidentés, accomplir des gestes quotidiens, manger les yeux bandés, se déplacer dans une salle, cheminer en silence et sentir les autres en les frôlant, percevoir des qualités émotionnelles, le vide d'un ravin, une qualité minérale ou végétale, modeler de la terre, se baigner dans la rivière si le climat le souhaite, etc., et ainsi nous apprenons à diviser l'attention : une part pour le monde, une part pour nous-mêmes.

"Donne à César ce qui revient à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu", enseignait Jésus.

Mais selon le désir du groupe, on peut aller s'asseoir au pied d'un arbre dans la nuit, et méditer ou plutôt "tenter" d'être présent, tandis que les sangliers grattent, grognent, soufflent autour de nous. Excellent moyen de faire monter des peurs cachées et très anciennes, je vous l'assure. On peut aussi aller se distraire les yeux bandés, évidemment, dans un acro-branche à 12 m de hauteur, où il n'y a aucun risque réel, car nous sommes attachés par un harnais, reste que ces exercices avec le vide sont très impressionnants.

On peut même aller en ville avec une canne blanche et les yeux bandés, évidemment, traverser des rues, chercher un magasin, entrer dans un bar, etc.

Après un silence:

Mais évidemment quand on s'engage dans ce travail, on doit pratiquer constamment la division de l'attention dans son quotidien pour nourrir en nous un être responsable qui sera de moins en moins en réaction dans son vécu et de plus en plus en perpétuelle créativité.

 

- Et s'il y avait une intention derrière ces exercices ?

J'aurais dû commencer par dire, pour éviter toute ambiguïté, que l'on enseigne mieux ce que l'on a soi-même besoin d'approfondir.

Mais reste que si ces stages existent c'est parce qu'ils m'ont été demandés.

Néanmoins je sais que les stages yeux bandés peuvent nous offrir la possibilité de parcourir le chemin qui mène de l'oeil, voyant ou pas, à la source du regard. Mais pour ce faire, il faut impulser dans son quotidien une qualité d'attention volontaire où le regard subjectif de l'attention habituelle peut se transformer en une attention libre et joyeuse.

Evidemment une des aptitudes premières de ces exercices est de fournir la possibilité de révéler les mécanismes subconscients par lesquels l'attention ouverte s'identifie à une attention morcelée, à une histoire personnelle subie.

Il faut dire que dans notre collecte permanente du bonheur lié à des situations favorables, à des objets convoités, nous créons des peurs, doutes, colères, sentiments d'isolement et de frustration.

Si nous voulons sortir de ce cercle souvent infernal, il convient de VOIR comment notre désir de bonheur, désir fixé sur des objets ou des circonstances souhaitées ou convoitées, se transforme paradoxalement en souffrance.

Mais s.v.p. restons sérieux, à cette époque compulsive de stagite aiguë (une consommation comme une autre, certes), un stage avec privation de la vue peut donner le goût d'un lui-même tout autre à celui qui jusque-là ne l'a pas pressenti, mais ce travail vers la désidentification avec son histoire personnelle demeure celui d'une vie consciente.

Ne l'oublions pas.

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Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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