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Votre premier aveugle par Jean-Pierre Brouillaud

Votre premier aveugle par Jean-Pierre Brouillaud

1. Faites appel à vos souvenirs : racontez nous la toute première fois que vous avez vu ou rencontré un aveugle ?

Non ce n’est pas moi le premier aveugle rencontré, mais un garçonnet de huit ou neuf ans qui me semblait vivre à regret et à reculons. Le destin lui avait attribuée un nom qui l’assombrissait encore davantage : M. Charbon. Il était squelettique et rigide comme un cadavre, avait des gestes économes, et ses orbites profondes m’effrayaient car elles paraissaient ajouter de la nuit à ce camarade qui ne participait jamais à nos jeux turbulents.

«Merci, s’il vous plaît, oui, mais surtout non», voilà, en dehors de la classe en préfabriquée, un peu près les seuls mots qu’il prononçait. Il était poli notre douloureux fantôme ténébreux, toujours seul ou presque dans la cour de récrée. Je crois me souvenir que nous le contournions discrètement comme s’il avait pu être contagieux. Nous étions terribles mais nous ne nous en rendions pas compte ! Je ne savais pas qu’un jour je serai à mon tour comme lui, un aveugle, autrement j’aurai peut-être eu un minimum d’empathie pour M. Charbon.

Une année, je devais avoir treize ans, il a été mon immédiat voisin de dortoir. J’ai finis par remarquer qu’il se masturbait doucement dès que les lumières étaient éteintes. Ca aurait été un autre camarade, je l’aurai sans doute taquiné, mais je gardai ce secret car je crois que j’étais très heureux de découvrir que M. Charbon avait enfin trouvé comment se donner du plaisir.

2. Que vous évoque la cécité ?

L’absence de vue avec les yeux.

3. Racontez-moi la rencontre que vous rêvez de faire avec trois personnes aujourd’hui disparues ?

Trois personnes ? je vais désobéir pourtant je ne voudrais pas trop me ressembler !  Shérazade pour qu’elle me raconte les histoires que ma mère ne m’a pas raconté. Henri Miller et Zorba pour célèbrer la femme singulière et plurielle en buvant du raki sur une plage déserte au soleil couchant sur une poussière d’île grecque. Ibn Battûta, le grand voyageur né en 1325 à Tanger et Ulysse. Mes parents, of course. Jacques Brel chantant Amsterdam à l’Olympia. Moi jeune. Victor Hugo. Camus. Rimbaud. Bergson. Coluche. Yvan Amar. Tagore. Amadou Hampâté Bâ. Morel dans les racines du ciel et Momo-Mohamed dans «La vie devant soi » de Gary. Jacques Chancel et José Arthur pour qu’ils m’interviewent ! Minerve, déesse de la sagesse dont le regard pénétrait les nuits les plus profondes. Sarasvati, la déesse des arts. Eros qui incarne le désir charnel. Dieu, oui mais il ne se conjugue pas au passé… Alors je le mange en glaces, en salades vertes ébouriffées et  fruits de la passion.                                    

4. Qu’est-ce qui vous manque ?

Parfois, me manque tout ce que je n’ai pas, bien que je sois parfaitement conscient que rien ne m’appartient en propre.

5. Vous m’invitez à votre table, vous me faites manger quoi ?

Une soupe d’agneau, assez approchante de la chorba algérienne avec les verdités de la coriandre enlacées au feu d’un harissa maison et de légumes du jardin. Une glace Terre-Adélice au fromage de chèvre, suivi de la même artisanale fabrique de boules de vanille Bourbon, Citron-Basilic et Mangue, et plus si désir…

6. Vous avez le pouvoir de faire parler un animal, lequel et pourquoi ?

Le crapaud pour voir où et comment il camoufle la princesse.

7.Que regardez-vous en premier chez l’autre ?

Je ne regarde rien vu que… mais ce que je reçois en premier c’est sa voix.

8. Qu’est-ce qui vous fait le plus peur ?

La mort, la vieillesse, les maladies, le vide en parapente, les serpents parce qu’ils glissent sans bruit, la connerie des autres parce qu’elle peut refléter la mienne.                                                                         

      

9. Où m’emmèneriez-vous en voyage ?

Au pays de l’enfance, le seul qui n’a pas de frontière, de caméra de surveillance, de passeports et autres vaccinations, en résumé de comportements à adopter pour y accéder.  

10. Qu’aimeriez-vous le plus décrire à un aveugle ?

S’il s’agit d’un aveugle de naissance, j’essaierai de lui faire approcher le plaisir de voir. Si c’est quelqu’un qui a vu je lui décrirai les couleurs de la synesthésie qui me viennent quand j’écoute et ressens Shahram Nazeri, Alim Qasimov, Coltrane, Mozart, Oum Kalthoum, un vent chargé d’effluves florales, et par-dessus tout : le vertige de l'ineffable

 

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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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