7 Septembre 2020
Écrivain-voyageur, membre de la Société des Explorateurs français et auteur du livre Aller voir ailleurs – Dans les pas d’un voyageur aveugle (Éditions Points Aventure), Jean-Pierre Brouillaud a sculpté son destin au contact des éléments comme une authentique pièce de bois devenue œuvre d’art. Avec son don évident pour la poésie, il nous relate ici comment, au fil de ses aventures, il a su faire de sa cécité non plus une ennemie mais une force qui lui a permis d’aller à la rencontre de l’autre et du monde.
1) Quand avez-vous découvert que vous deviendriez aveugle ? Comment avez-vous réagi ?
À treize ans, j’apprends, de manière extrêmement abrupte, que je vais devenir aveugle. Je suis devant une porte verte que je m’apprête à ouvrir. Je suis déjà « déficient visuel », comme l’on dit joliment aujourd’hui.
Le verdict tombe de la bouche de celle qui m’a donné la vie ; elle dit à mon père, de l’autre côté de la porte verte :
— Tu te rends compte, Jean-Pierre est en train de devenir aveugle ; jamais il ne rencontrera une femme normale.
Ces mots : « aveugle », « femme », « normal », produisirent un choc qui modifia profondément ma manière d’être, me jetant à 16 ans sur les routes des cinq continents et de tous les possibles, sans le sou et souvent en auto-stop. J’allais faire mentir ma mère en ayant une vie amoureuse tumultueuse et en vivant avec des postures anticonformistes, parfois extrêmes.
Sur les chemins de Katmandou, je m’étais identifié au mouvement hippie. Entre deux joints, je parlais de « peace and love », alors que j’étais en colère contre l’iniquité de la vie qui avait occulté mon regard. Il y avait un décalage abyssal entre mon discours et mon vécu. Il a bien fallu un jour donner des yeux à la lucidité pour enfin voir que je n’agissais pas librement comme je le prétendais, mais que j’étais frustré et prisonnier de toute une chaîne de réactions faisant de moi une marionnette agitée par du vécu refoulé, ou, pour résumer, piquée par le dard de la cécité refusée. J’étais mal, amer, agressif, je tentais d’afficher le contraire, un jeune homme cool et désinvolte.
2) Pour vivre pleinement l’expérience du voyage malgré votre cécité, avez-vous surdéveloppé vos autres sens ? Pourriez-vous décrire ce vécu particulier ?
Quand mes lecteurs/lectrices découvrent mes aventures autour du globe, ils me demandent souvent si j’ai accès à un autre sens, le fantomatique sixième sens qui aurait pu me servir de radar pour explorer les pays et sonder les intentions des nombreux inconnus qui m’ont guidé ici, hébergé là, escroqué parfois… Non, désolé, rien de cela n’existe dans le champ de mon expérience. Nous sommes dotés des mêmes outils sensoriels, hormis celui de la vue en ce qui me concerne, et comme Hercule et ses douze travaux nous pouvons, ou pas, nettoyer nos propres écuries d’Augias en amenant de l’attention dans chacune de nos facultés perceptives.
En prenant la route, parfois seul, sans doute pour survivre j’ai commencé à nettoyer mon attention pour qu’elle devienne transparente à ce qui se passait autour de moi, un peu comme le fit le philosophe Spinoza en polissant des lentilles optiques. J’ai également appris à écouter et à suivre les élans et intuitions qui me traversaient plutôt que d’obéir à la dictature de mes projections, craintes, croyances.
Quand j’ai été garimpeiro en Amazonie – encore un défi réparateur –, je me disais que la vie pouvait être vue comme un travail d’orpaillage : on tamise, tamise la boue aurifère pour filtrer, recueillir et finalement devenir le métal précieux d’une confiance inconditionnelle.
Sans cette pépite, je n’aurais sans doute pas pu supporter les inconforts et incertitudes de toutes ces années d’improbables vagabondages.
3) Quelle serait votre propre définition de la résilience ?
Résilience ? Les psys définissent la résilience comme la capacité à rebondir, à se réparer suite à un choc, une épreuve, quelle qu’elle soit, et ultimement à ne plus être déterminé par elle tout en conservant la mémoire de son impact.
Pour tenter de ne pas rester abstrait, voici la métaphore qui me vient en relation avec mon propre vécu psychoaffectif, suite aux nombreux accidents et maladies qui ont installé graduellement une nuit définitive dans mes yeux.
Aujourd’hui, je peux dire avec humour et poésie que mon rapport résilient à la cécité s’exprime ainsi : je vis la cécité les yeux grands ouverts, c’est-à-dire avec lucidité, conscient d’avoir cheminé, souvent de manière chaotique, du déni au refus, en passant par la résignation, enfin l’intégration, convaincu également que ce traumatisme a engendré certains comportements, choix de vie, et a peut-être accéléré la quête intérieure.
« Le monde est un enfer dont chaque instant est un moment de grâce », écrivait Emil Cioran. Ne sommes-nous pas invités à incarner cet apparent paradoxe ?
4) Autrui a-t-il joué un rôle dans votre transformation ?
Lors de mes passages en écoles spécialisées pour déficients visuels, j’ai découvert que mes camarades privés de regard se comportaient en victimes, plus ou moins en toutes circonstances. Ado, fragile, difficile de résister à cette déresponsabilisation, à ce besoin miroir de ressembler au groupe dominant. Je me reconnaissais partiellement en eux ; le dégoût m’envahit alors, période sombre et ordalique. Mais miraculeusement, à 18 ans, une ouverture de conscience me révèle : « je suis tout, je suis rien, je suis partout, je suis nulle part », me montrant ainsi que je ne suis pas séparé du monde. Dans cette évidence, le moi recroquevillé « je ne suis qu’un aveugle malheureux » a été vu pour ce qu’il est, un masque pour protéger et entretenir une fausse image de soi.
J’écris alors sur mon journal intime : « J’ai perdu l’identité de l’aveugle ; me restent la joie d’être et la cécité, celle-ci non plus comme une identité mais comme une singularité. »
Puis la vie, en Inde, en Turquie, en France, me fît rencontrer des êtres qui ont renforcé ce désir de me désaltérer à la source vive du jaillissement de l’instant.
5) Sur les chemins pour le moins sinueux de l’existence, auriez-vous un (ou plusieurs) raccourci(s) pour nous aider à vivre une vie heureuse ?
Petite réflexion : s’il y a des recettes pour une vie heureuse, reste à pouvoir les appliquer ! Bon, je me risque quand même à cet exercice périlleux. En vrac :
Faire tout pour s’aimer, oui oui oui, être content de soi, car pour mûrir, grandir, s’élargir, nous devons ériger ce roc d’estime de soi qui fournit le carburant essentiel, la confiance. Pour approcher cela, peut-être faut-il se demander ce que nous voulons vraiment et avoir l’audace de prêter notre corps agissant à nos rêves sans avoir peur d’échouer, car craindre paralyse et devient un prétexte pour ne plus faire de pas dans l’inconnu.
Surprendre en flagrant délit ce qui en nous dépend du jugement des autres, ce qui a peur, ce qui mendie l’attention, les histoires justificatrices que nous nous racontons sur nous-mêmes.
Tenter de vivre avec nos manques sans vouloir les combler systématiquement, lire et relire If de Rudyard Kipling, Le Bateau ivre de Rimbaud, la Bagavad Gîta, fréquenter la beauté, ne pas se comparer ni s’évaluer, et donner à manger à la bouche de l’humour en toutes circonstances.
Et pour être à la bonne heure, au rendez-vous avec le bonheur, peut-être aligner nos pensées avec nos agissements ?
Pour synthétiser : « Transcender son intime tragédie sans plus s’apitoyer sur soi-même », comme l’écrit Patrice Franceschi dans la préface de mon livre Aller voir ailleurs – Dans les pas d’un voyageur aveugle.
Et pour finir avec un sourire, mais pas que… : balancer par-dessus bord les deux fantômes, Yaka et Comilfo, qui longtemps conduisent notre vie à notre place !
Et aussi avec ce quatrain extrait d’Incandescences, mon recueil poétique :
Faut-il traverser enfer, purgatoire et paradis
Enfin toutes les étapes de la divine comédie
Pour devenir un homme, un homme à part entière
Et vivre dans le pays de la joie sans frontière ?
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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