22 Septembre 2021
Ne pas voir et être écrivain voyageur : pourriez-vous nous expliquer ce paradoxe apparent ?
Expliquer, non, le « poétiser » pour vous le faire ressentir, oui.
Comme je l’écris dans mon livre Voyages du coq à l’âme, Éditions Aluna :
J’avais retenu, du peu d’études que j’ai faites, que le géographe Ératosthène s’était laissé mourir de faim parce qu’en devenant aveugle il ne pouvait plus contempler les étoiles. Dans l’ardent désir de faire de ma vie un voyage, y a-t-il eu un besoin de réparer la capitulation d’Ératosthène ? Je me demande bien pourquoi, comme lui, j’aurais dû abandonner au plus grand nombre, à ceux qui voient, l’exclusivité de faire l’amour au grand corps palpitant du monde.
En voyageant sans but précis dès l’âge de seize ans, sans doute ai-je voulu continuer à infinir la route de ces hommes, privés de la vue mais vaillants, du Britannique James Holman, au siècle dix-neuf, toujours entre la Patagonie et la Russie, et celle du Français Jacques Arago, qui publiera en 1840 Voyage autour de la terre – Souvenirs d’un aveugle.
Pourriez-vous revenir sur les circonstances qui vous ont fait de vous un non-voyant ?
Encore nourrisson un glaucome infantile, à six ans un manche de fourche éclate l’œil gauche, plusieurs autres chocs, une pierre dans l’œil restant provoque un décollement de la rétine, une agression à Rennes dans les rues de minuit, un accident au Brésil, et aujourd’hui deux prothèses oculaires.
Le fait de ne pas voir vous a t-il donné envie de plus voyager ?
Tout est question de point de vue – parole d’aveugle !
À l’adolescence, j’ai considéré le nomadisme comme un défi, voire une thérapie, bien que je ne posais surtout pas ces mots sur ma manière de sillonner le monde en stop et sans but. En cela la cécité m’a sans doute encore rendu plus addict à l’esprit d’aventure. Et puis, pour pouvoir me reconquérir – en perdant définitivement la vue à seize ans j’avais perdu confiance et estime de soi – j’avais besoin de cet idéal de liberté impossible pour devenir dans mon propre regard un voyageur comme ceux que j’admirais, les journalistes baroudeurs à la Kessel, Cendras, Bruce Chatwin, ou encore les grands frères de la beat generation, Kerouac et sa joyeuse bande d’amis.
À seize ans, je pars pouce en l’air sur les routes du monde. Je me sens vivant uniquement lorsque je me trouve en Syrie, en Tanzanie, aux Philippines ou au Belize. Il y a là-bas et il y a ici. Là-bas pour moi, la vraie vie ; ici, en France, le quotidien que je veux fuir à n’importe quel prix. Il en résulte une douloureuse tension entre ces deux pôles. Un jour de miracle ordinaire, je réalise qu’ici, c’est partout, et que partout, c’est ici ! Il y a une manière de vivre où que nous soyons avec un esprit d’aventure et c’est peut-être plus évident quand on a perdu le regard ! En réalisant cela, Je cesse de m’inquiéter, de tout diviser, et d’isoler le voyage du non voyage, le spirituel du profane.
Je me retrouve alors devant deux chemins : faire ce qui m’appelle, même si ça semble impossible – un tour du monde et plus ! – ou me résigner à une petite mort en endossant l’existence d’un aveugle standard.
Peu à peu, en voyageant le monde et les êtres, je découvre, en Inde, qu’en nous il y a une faculté précieuse, celle de se transformer. Ce sera le second choc, après celui de la perte de la vue, un choc quantique. Et je commence à ressentir une proposition d’un vécu tout autre : « Soyons Un ». En d’autres termes, voyons en l’autre un frère et la nature comme une mère. Ouvrons les yeux de la conscience, ceux qui relient les choses entre elles au lieu de les séparer.
Dans votre manière de « ressentir » un lieu, un sens l’emporte-t-il sur un autre ?
Pas de sixième sens chez les personnes privées de la vue ! Oui aux mythes qui parlent des archétypes et non aux croyances sans fondement ! Pour pouvoir goûter aux saveurs multiples du monde sans yeux, j’ai sans doute développé, augmenté ma faculté d’attention en amenant conscience et lucidité dans chaque sens valide.
Pourriez-vous nous dire comment vous mobilisez vos sens pour découvrir une personne, un lieu nouveau ?
Quand je suis en présence de quelqu’un de nouveau, d’un lieu, je m’évertue à ne pas trop aller vers lui avec mes projections, mon imagination. Autrement formulé, j’essaie de laisser entrer dans mon espace intime l’altérité que je découvre, seule manière de s’émerveiller et de ne pas comparer, juger, anticiper.
Cette posture d’accueil de l’autre, de l’endroit, permet une meilleure acuité, également un discernement plus subtil qui me permet de mieux me localiser pour me déplacer avec ma canne blanche, voire interroger un passant pour qu’il me prête sa main ou ses yeux un instant.
Vous faites-vous décrire un lieu par quelqu’un lorsque vous voyagez ?
Je ne suis pas un forcené de la prétendue objectivité. Si on me propose une description, j’accepte volontiers, je peux même me prendre au jeu en posant des questions, mais généralement je me contente de mes propres perceptions en sachant très bien qu’elles sont limitatives, subjectives.
Je suis davantage questionnant devant une architecture singulière, plus que devant un paysage. Si je trouve une miniature du monument, je l’investis de mes doigts gourmands pour mieux l’appréhender. Les paysages, les ambiances, je préfère les ressentir en direct sans intermédiaire.
Je me « revois » marchant avec un ami sur les hauts plateaux du Yémen ou ceux d’Afghanistan. Il fait abominablement chaud, sec, et dans l’absolu silence j’ai la sensation d’entendre murmurer la terre craquelée, assoiffée, et c’est si évident que je refuse toutes descriptions verbales comme si celles-ci risquaient de perturber mes perceptions du langage sensoriel et poétique de ce lieu désertique.
Et puis je souhaite uniquement écrire à partir mes propres perceptions. C’est plus fluide, ça vient de mon rapport au monde et non pas de celui, même bienveillant, d’un autre.
On dit souvent que les aveugles et malvoyants ont un toucher hyper-développé ; peut-on dire alors que vous « touchez le monde », ou que vous « touchez des paysages » ?
Je tente plutôt, comme je l’ai écrit plus haut, de me laisser toucher par les régions traversées, les peuples rencontrés.
Le toucher a-t-il dans tous les cas une importance particulière ?
Oui, je peux aussi dire que le « toucher » revêt une importance capitale, mais pas qu’avec les mains, qui certes me donnent des informations pratiques. je voudrais en profiter pour remercier mes pieds qui me parlent de la nature du terrain, avec leur extraordinaire sensibilité proprioceptive. Je ne veux surtout pas omettre la peau, qui par sa réceptivité m’indique s’il y a un mur ou pas, de l’ombre ou du soleil, etc. Toutes ces formes de toucher me guident, suppléant mes yeux manquants.
Mais je ne demande jamais à découvrir un visage en le touchant. De toute façon même en touchant ça ne rend pas la globalité du réel vu que l’on touche de manière séquentielle, une partie après l’autre, et la somme des parties, comme vous le savez sans doute, ne donne pas l’appréhension de la totalité.
Vous écrivez. Quel rapport établissez-vous entre le voyage et l’écriture, compte tenu de votre singularité (le fait de ne pas voir) ?
Le voyage, les rencontres, stimulent mes élans d’écriture ; peut-être sont-ils compensatoires ? Allez savoir ! Si je voyais, peut-être ferais-je de la photographie, des aquarelles... Mais je suis aveugle, la Colombie des Indiens Kogis, la grande forêt des Pygmées au Congo ou le coin de la rue m’appellent et j’ai du plaisir à l’écrire, car l’aventure, un autre mot pour dire l’étonnement est toujours au bout de la canne blanche.
L’inattendu, les découvertes, chez moi, font descendre des mots à partager autour d’une table amicale ou dans un livre.
Avec le philosophe, je crois que ce qui est étonnant, ce n’est certes pas ce que nous faisons, mais ce que nous ne faisons pas, alors que nous en avons envie. Existence paradoxale ou pas, suivons nos inspirations et notre géographie émotionnelle…
Et puis – ça ne s’invente pas ! – mon professeur de géographie s’appelait M. Monde, un nom prédestiné ; la Vie a de l’humour ! Mes petits camarades ne l’appréciaient guère. Trop de fantaisie. Il jouait avec les mots, les lançait en l’air comme des ballons de couleur : c’est comme ça que l’on peut prendre de la distance avec ce que l’on dit. Et quand on a une autre perspective, on conserve le sens commun du mot mais on lui en attribue d’autres, plus personnels ceux-ci, moins académiques, moins collectifs. Un matin, il nous racontait la Seine, le fleuve qui fainéante à travers Paris et sous les jolis ponts l’enjambant. Il en vint à parler des clochards. Quelqu’un demanda : C’est quoi un clochard, monsieur ? Et moi de répondre : C’est celui qui résonne avec la vie. Certains élèves pouffèrent de rire. M. Monde me demanda : Qu’est-ce que tu veux dire ? – C’est l’art de la cloche, monsieur. Le géographe bohème rit franchement, me félicita pour mon sens de l’à-propos, puis, s’approchant de ma table, il se pencha à mon oreille et précisa : Clochard se termine par la lettre d, et savoir comment les mots s’écrivent c’est aussi un art ; le mot « art » lui s’achève par un t, un thé sans sucre que je t’invite à venir partager chez moi. Et ce fut le départ d’une relation entre un élève marginal et un enseignant en marge. Si plus tard cet élève retors fit le tour du monde, c’est peut-être pour vérifier les dires de son ami géographe…
Oui, monsieur Monde, le Nil Bleu et le Nil Blanc se rencontrent bien à Khartoum, je suis allé le vérifier et dans les ruelles nocturnes de Harar ; on y croise bien le fantôme de Rimbaud et celui du géographe Élisée Reclus au pied de la Sierra Nevada de Santa-Marta.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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