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Mon premier aveugle par Christian Dupuy

Mon premier aveugle par Christian Dupuy

1. Faites appel à vos souvenir : racontez nous la toute première fois que vous avez vu ou rencontré un aveugle ?


C’était au milieu des années 90, dans un restaurant d’une station de ski dans les Pyrénées, tenu par des amis à qui je filais alors un coup de main. Des aveugles, j’avais dû en croiser avant, mais sans jamais vraiment les voir – délicieux paradoxe ! Celui-ci était un véritable cliché d’aveugle pianiste, entre le sourire de Gilbert Montagné et le talent de Ray Charles. Il riait tout le temps, plaisantait sur son handicap, en jouait même. Il était notamment très tactile avec les femmes, leur expliquant qu’il voyait avec les mains !

C’était un pianiste génialement libre. Pas le meilleur technicien, mais fougueux et talentueux, improvisant sans cesse, et chantant à tue-tête. Il dégageait une joie de vivre incroyablement communicative.

On s’est ensuite côtoyé quelques années, il vivait près de chez moi à Toulouse. Il avait la fâcheuse particularité de m’appeler souvent au milieu de la nuit. Il passait en effet beaucoup de temps à discuter sur des tchats avec des amis aux US – il était alors à la pointe de l’informatique avec un clavier en braille – et était un peu déphasé par rapport à ses contemporains français. Nous avons ainsi pu prendre le temps d’aller au-delà du cliché.

Il était marié, avait deux enfants. Il était devenu aveugle au moment de sa naissance, suite à une mauvaise manipulation lors de l’accouchement. Il m’avait raconté sa propre angoisse au moment de la naissance de ses deux enfants. Rien d’autre ne lui faisait plus peur que cela : que ses enfants soient aussi non-voyants !

La vie s’est ensuite occupée de nous éloigner, et je l’ai perdu de vue… C’est d’ailleurs pour cela que j’en parle au passé, et sans citer son prénom, oublié également.

PS : en fait, je me souviens très bien d’une autre aveugle, mais pas de naissance : elle avait perdue la vue avec l'âge. Une vieille dame de la famille de mon demi-frère, ancienne prof de français, chez qui je passais beaucoup de temps autour de la vingtaine à discuter littérature et lui emprunter des bouquins : son appartement était une vraie bibliothèque. Elle vivait avec son petit-fils qui devait alors avoir autour de 4 ans, et ce couple était célèbre dans les années 80 au sein du quartier du Cristal à Toulouse, et de son fameux marché. Célèbre au point que Philippe Mermet leur avait consacré un épisode radio dans son « Là-bas si j’y suis » sur France Inter, épisode qui avait d’ailleurs mis très en colère un de meilleurs amis qui s’occupait aussi de cet enfant… Pour l’anecdote, cette dame, décédée il y a peu à un âge canonique, a retrouvé son amour d’enfance à 80 ans passés et ils ont finis leurs jours ensemble, heureux.


2. Que vous évoque la cécité ?

L’histoire de Stevie Wonder répondant à un journaliste qui lui demandait si cela n’est pas trop dur d’être né aveugle : « Oh, vous savez, cela aurait pu être pire. J’aurais pu naitre noir ! »

Je ne suis pas sûr que cette histoire soit réelle, elle est d’ailleurs parfois attribuée à Ray Charles.

Aussi le souvenir d’avoir entendu un jour dire qu’un aveugle de naissance qui retrouverait la vue se suiciderait certainement de désespoir en confrontant la réalité à celle qu’il s’était imaginé. Cette idée m’avait alors stupéfait ! Et je n’ai aucune idée non plus de sa pertinence…

Il m'arrive parfois de marcher dans le noir, de ne pas allumer volontairement la lumière la nuit. D'essayer d'évoluer uniquement avec la mémoire des lieux et mes sensations. C'est extrêmement difficile, j'y arrive parfois, d'autres fois suit complètement désorienté.


3. Racontez-moi la rencontre que vous rêvez de faire avec trois personnes aujourd’hui disparues ?

J’aimerais bien retrouver trois amis disparus accidentellement bien trop tôt, et discuter de nos expériences respectives : ma vie terrestre, et la leur, céleste ( ?).


4. Qu’est-ce qui vous manque ?

Cette question peut-être vertigineuse… Le dernier qui me l’a posé s’appelle Laurent Derobert, auteur du livre « Les Mathématiques Existentielles », devant son exposition au Palais de Tokyo à Paris, un soir d’hiver 2015 ; et ma réponse a tourné autour du « je ne sais quoi » et du « presque rien » de Vladimir Jankélévitch… C'était dans le cadre d'une expo passionnante, "Les Bords du Monde", et l'artiste passait tous les soirs devant le dispositif qu'il avait mis en place - un mur d'équations existentielles - et interrogeait les curieux justement sur leur manque.


5. Vous m’invitez à votre table, vous me faites manger quoi ?

Il y a de grande chance que je vous prépare des nouilles aux légumes, plat que j’améliore depuis quelques temps en m’inspirant de la cuisine asiatique au Wok et du mode de cuisson des légumes de Pierre Gagnaire. Simple donc, mais raffiné, en essayant au maximum de respecter la nature et le goùt des légumes.


6. Vous avez le pouvoir de faire parler un animal, lequel et pourquoi ?

Mon chien Balou – bon il n’est plus, et il faudrait aussi que j’ai le pouvoir de le ressusciter, mais soyons fous ! Pourquoi ? Un peu comme la question plus haut, pour discuter d’éternité et d’invisible. Et aussi du bon vieux temps quand nous vivions ensemble !


7. Que regardez-vous en premier chez l’autre ?

L’allure générale. Et les yeux.


8. Qu’est-ce qui vous fait le plus peur ?

Pendant longtemps j’ai répondu à cette question : l’embourgeoisement. Le fait de me reposer sur mes lauriers, de ne plus agir. Aujourd’hui, je ne sais plus trop ce qui me fait le plus peur : peut-être la bêtise des gens. Ou de devenir impotent.


9. Où m’emmèneriez-vous en voyage ?

Je devrais donc prendre en compte le fait que vous êtes aveugle… Plus nager avec les dauphins au Mexique qu’aller contempler une aurore boréale en Norvège donc. Sauf si vous insistiez sur les aurores boréales !


10. Qu’aimeriez-vous le plus décrire à un aveugle ?

Question très complexe… Un tableau, ses formes, ses couleurs, … Mais je suis moi-même handicapé à ce niveau étant daltonien deutéranope. Il parait que je vois la vie en Sépia, et que ma vision est neutre, atténuée, sans éclats. Les vagues de la mer, et l’horizon. Ou les cimes des montagnes, et la neige.

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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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