15 Novembre 2015
- Votre fils, madame, a peut-être commis un homicide sur une de ses camarades d’école, retrouvée morte chez ses parents.
Pendant que les pandores, dans la cour de la Varie, la fermette où nous vivons, à la Meignanne, en Anjou, font tomber ce couperet verbal sur mes parents, je roupille comme un loir, cuvant l’alcool et la fumette afghane de la veille.
Ma mère affolée m’arrache d’un sommeil comateux et je me retrouve hébété dans la salle à manger où un des flics actionne sa machine à écrire pour taper ma déposition. J’identifie la bécane à son cliquetis caractéristique.
Le flic, derrière un grognement signifiant un vague bonjour, m’agresse aussitôt. Je n’ai pas eu le temps de m’armer ne serait-ce que d’un bouclier d’arrogance pour me protéger un minimum. Tout rentre en moi directement, crûment : la mort de cette ancienne camarade qui me faisait rêver avec l’Afrique équatoriale de son enfance, cette camarade qui… mais au fait, elle n’existerait plus !
Comment convertir la présence en absence ? Comment accepter, non, je dirais recevoir, entendre, quand on a dix-sept ans et que l’on est à peu près aveugle de partout, qu’une camarade vivante ne soit plus ? Que les vieilles personnes partent, c’est dans l’ordre de ce que je connais, mais une jeune fille de mon âge qui meurt… Ça, je n’arrive pas à le faire mien, le rendre possible.
Tout semble relever d’un cauchemar : les flics qui me prennent pour un os à rogner, M.-L. disparue, et moi dans le rôle du coupable ! Je me demande si je ne dors pas encore tellement tout cela est inconcevable. Et puis, d’un seul coup, tout s’éclaire, bordel ! Je découvre que des élèves de Montéclair, l’école dont j’ai été renvoyé suite à une partie de jambes en l’air l’an dernier, ont dit, quand on a découvert M-L. morte chez ses parents, que je me droguais et que j’avais dû lui vendre de la came. Quand on n’aime pas trop son chien, pour s’en séparer, ne dit-on pas qu’il a la rage ? Je reçois l’accusation en pleine gueule. Je ne pensais pas que j’étais détesté à ce point-là par les élèves de Montéclair.
Je sens les regards de mes parents peser sur moi, lourds d’inquiétude, d’incompréhension. À l’oreille, je détecte que ma mère tripote nerveusement un collier de noyaux de cerises qu’elle porte souvent autour du cou. Elle cherche une parade, prépare une de ses ruades toutes maternelles, pour disculper son fils qui ne peut être qu’innocent ou le souffre-douleur d’une machination. Dans sa conception, le fait que je sois handicapé me désigne forcément comme une victime. Elle prépare bec, griffes et massues de tout acabit pour anéantir les soupçons. Réelle ou pas, ma culpabilité, elle s’en contrefout, le camp de l’ennemi doit être ravagé sur le champ.
Mon père est calme, d’une quiétude de retranchement, hors pensée, hors sensation. Je le découvrirai ainsi, bien des décennies plus tard, quand il trouvera ma mère, sa femme, étendue sans vie dans son lit. Il a sans doute appris à se déconnecter du réel insupportable pendant son enfance. Il a eu un père mort de tuberculose pour ses cinq ou six ans, une mère qui l’abandonnera vers ses huit ans, plus tout un parcours d’orphelin domestique de ferme en ferme dans la tristement célèbre région d’Oradour-sur-Glane. On dirait que la nature a inventé une case vide pour ne pas regarder en face quand elle offre un spectacle aussi terrible. Élégante, la vie, derrière les apparences !
Ma déposition est simple :
— Je n’ai pas revu les élèves de Montéclair depuis un an.
Je n’ai rien d’autre à dire à mes deux lourdauds, et sans même les saluer, je retourne dare-dare vers ma piaule, mon refuge.
La gueule de bois persistante n’est plus provoquée par l’alcool et la fumette, mais par la disparition brutale de M.-L. Je croyais que les jeunes gens ne mouraient que dans les romans ou dans les films. Elle était née dans les colonies. Quand elle en parlait, j’étais jaloux de sa naissance, le Congo ou le Tchad ça faisait plus « bath » que Limoges !
Je dois tenir ma nostalgie des colonies, politiquement irrecevable et indéfendable, des récits de son enfance où il était question de boas, de tam-tams, d’arbres géants étouffés par des lianes. S’y ajoutent les histoires d’Indochine que parfois mon père nous racontait au compte-gouttes : Saïgon et la rue Catinat, les pistes rouges de la région de Kratie, les fameux b.m.c., bordels militaires contrôlés, les embuscades des Vietcongs… Tout cet imagier paternel a nourri mon imaginaire.
J’apprendrai, des mois plus tard, en retrouvant par hasard un ancien camarade de Montéclair dans les rues d’Angers, qu’en fait M.-L. avait absorbé des médocs pour mettre fin à son existence. Cela me questionna, d’une manière incandescente. Appuyer sur l’interrupteur du vivre, pourquoi ? Pour ne plus voir les autres ? Pour ne plus se voir soi ? Pour ne plus être vu ? Il allait falloir apprendre à tenir debout avec des questions sans réponses.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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