3 Février 2025
À la radio, en se réveillant, il apprend qu’une infirmière en soins palliatifs vient d’interroger plus de mille personnes en fin de vie. Elle leur a demandé si elles avaient des regrets. Quatre-vingt-dix pour cent d’entre elles ont reconnu avoir la sensation de ne pas avoir vécu la vie qu’elles auraient aimé vivre. En seconde position, elles ont déploré leur manque d’amour, toutes les brouilles, disputes entre voisins, collègues, membres de la famille…
En marchant vers son bureau, il se dit que le monde boite parce que la plupart d’entre les gens endossent, comme lui, presque à leur insu, une forme de vie transmise par les parents et la société : la recherche de sécurité, le manque d’imagination, la crainte d’être différent…
Chaque matin, au boulot, il a la sensation de s’être trompé de vie quand il s’assoit devant son ordi. L’anime alors une furieuse envie d’effacer tous les mots de passe, toutes les impasses, les traces, tout ce qui casse, passe, tracasse, menace… mais il ne fait rien, rien. Il se sent douloureusement entravé par l’inconscience des menottes de sa psyché, sur lesquelles, déplore-t-il, il n’a pas la main.
— Où est la clef ? se répète-t-il jusqu’à la nausée tandis que s’allume l’écran de l’ordinateur.
À peine arrive-t-il au bureau que défilent les infos, les ragots de ses collègues. Tout y passe : le lumbago du chef de labo, Emilio l’aficionado des taureaux et du loto, les crédits de Margot, les exploits sportifs du fils de Samantha, les déos de Momo, les bobos des journaux, les nouvelles fringues de la grande bringue, le point culture d’Arthur… et les regards qui ne le voient pas.
Il n’aime pas son travail. D’ailleurs c’est quoi aimer, se demande-t-il en ouvrant les dossiers en cours. Cette sensation d’impuissance le ronge. A-t-on déjà vu quelque part des menottes ou des serrures sans clef ?
Pause café. La cigarette qu’il fume nerveusement, plutôt pour se donner une posture que par goût, il la fume avec l’intention de ne plus fumer.
Sarah, la bronzée des clubs comme il la surnomme, celle qui revient toujours de Marrakech, des Canaries ou d’Ibiza, lui adresse la parole. C’est la première fois que cela se produit. D’ordinaire, quand elle lui parle, c’est avec un dossier à la main et un sourire forcé.
— Toi aussi t’as entendu à la radio l’infirmière qui a interrogé les gens en fin de vie ?
Il hoche affirmativement la tête en pensant qu’il aurait dû dire non.
— Et alors qu’est-ce que tu en penses, toi ?
Lui, le nez dans son gobelet de café fumant :
— J’sais pas trop.
Elle, insistante, bien qu’elle comprenne qu’il ne veut ou ne peut pas se prononcer :
— Toi, t’as l’impression de vivre ta propre vie ou de vivre par défaut ?
un seul haussement d'épaule pour toute réponse.
Elle pose sur son avant-bras une main en recherche de complicité :
— On en est tous plus ou moins là, tu sais Valentin.
Puis en s’éloignant elle ajoute :
— Allons-y, le boss nous attend avec son projet de fusionner la boîte avec ce groupe néerlandais.
Ils partent chacun de leur côté, vers leur bureau respectif.
Il est troublé par cette femme qui lui a parlé et par sa question. Le même sujet revenant deux fois dans la matinée lui confère l’impression d’avoir marché sur un râteau et reçu son manche en pleine face.
Dans les conversations avec des collègues, il réalise qu’il ne parle pas à partir de lui-même et qu’il répète des banalités mille et une fois remâchées par le collectif, qu’il n’a pas d’opinions sur quoi que ce soit vu qu’il n’a aucune confiance en son discernement. En lui, un juge autoritaire désapprouve tout ce qu’il fait, dit, colorant ses émotions d’une légère brume paranoïaque.
Son ventre trop gros semble lui dire : — tu devrais moins manger, tu devrais faire du sport. C’est tout juste s’il n’entend pas ses vêtements bon marché murmurer : — t’es sûr que tu veux t’habiller avec nous ?
Il y a aussi ses mains : il ne sait quoi en faire quand il entre quelque part et que les regards convergent vers lui ; il se sent de trop.
Il peut rire pour faire semblant de réagir à une plaisanterie d’un collègue – chose rare – mais il voit bien que ce n’est pas son rire, c’est un rire emprunté à il ne sait qui ou quoi, une imitation, une copie, un rire de surface, de convenance, un rire attendu. Il n’a jamais eu de fou-rire. Il sourit amèrement en se disant qu’il n’est pas assez fou pour être pris par un rire fou, incontrôlable, un rire qui se fout du regard des autres, un rire libre.
Il ne sait jamais de quoi parler quand il est en compagnie, ni que faire quand il est seul. Pourtant en lui ça caquète mécaniquement. Cette voix systématique jette le doute sur tout ce qu’il fait, choisit, dit.
Quand il tourne à gauche en promenant l’étouffement de la tristesse au hasard des rues de sa ville, il se dit que s’il avait tourné à droite il se serait possiblement passé quelque chose qui aurait eu le pouvoir de changer sa vie. Mais comment choisir de tourner là plutôt qu’ici, alors que l’on ne peut anticiper si ce sera ou pas le bon choix ?
Frileux sous son parapluie, en passant devant la librairie, distraitement il lit : « Semaine de la Poésie ». Lui revient alors le poème de Baudelaire appris à l’école :
Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle
Sur l'esprit gémissant en proie aux longs ennuis,
Et que de l'horizon embrassant tout le cercle
Il nous verse un jour noir plus triste que les nuits.
Il secoue la tête pour que s’évaporent ces mots gémissants, lugubres, et lève son regard vers le ciel larmoyant. La terrible suite du poème lui revient :
Quand la pluie étalant ses immenses traînées
D'une vaste prison imite les barreaux,
Et qu'un peuple muet d'infâmes araignées
Vient tendre ses filets au fond de nos cerveaux…
Peut-être a-t-il oublié une strophe, il ne sait plus.
La tendresse de sa mère morte lorsqu’il était adolescent, il la laisse couler vers les animaux. Parfois, au zoo, il marche entre les cages et il se reconnaît dans la captivité de ces êtres de plumes, de nageoires, de robes tigrées ou de royales crinières vaincues. En rentrant chez lui, il se rêve en héros qui libérerait girafes, lions, éléphants et dauphins… Il récupère alors des bouts de pain qu’il va jeter, avec de petits gestes timorés, aux cygnes et canards de l’étang. Dans les rues pantelantes de pluie, il éprouve la sensation de fouler un chemin d’os et de sanglots retenus.
— Où est la clef ? L’ont-ils trouvée, ces gens anonymes qui se promènent l’air de rien autour de l’étang ?
La fenêtre de son salon s’ouvre sur le grand boulevard. Des heures durant il regarde, observe le flux des passants. Les piétons, paisibles ou pressés, semblent tous aller quelque part, sans doute vers quelqu’un ou un événement qui les attend. Lui, personne ne l’attend. Son père, veuf, ne l’attendait pas souvent quand il rentrait de l’école. Il le voyait aux terrasses des bistrots et devinait que ces soirs là il reviendrait ivre, ivre et de mauvaise humeur, tempêtant contre cette putain de vie qui lui avait volé sa femme.
Les vendredis soirs, à la sortie du boulot, libre, beaucoup trop libre, par hygiène il rend visite aux dames du trottoir. Avec culpabilité. Il fait son affaire sexuelle comme il fume les cigarettes en se répétant qu’il ne devrait pas. Sous le regard d’une femme, il a l’impression qu’elle le met à nu et perce son insignifiance.
La solitude l’effraie, le monde aussi. Il déteste le silence et pour trouver le sommeil il allume le téléviseur au pied de son lit.
Sa vie se répète, se répète, il n’aime pas ça mais il n’entreprend rien pour que cela change.
Comment apprivoiser l’espérance, qu’il voit comme une pompe à essence sans carburant ?
Il aimerait se contenter de son existence pragmatique, hygiénique, sans saveur et sans goût, mais… mais chaque matin il a toujours l’impression de s’être trompé de vie quand il s’assoit devant son ordi.
Mais chut, ne lui dites rien, le Futur l’attend, un grand sourire aux lèvres, avec un cadeau dans la poche. Adviendra une improbable invitation de collègues à une soirée que Valentin se sera efforcé d’éviter. Seulement voilà, l’amour est plus fort que nos résistances.
Oui, Emilio, Margot, la grande bringue, Momo, Arthur, Sarah, Samantha, même son père seront du baptême de leur enfant.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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