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Un chaï mais pas deux.

Un chaï mais pas deux.
Un chaï mais pas deux.
Un chaï mais pas deux.

En me préparant à écrire ce récit inspiré par un fait réel advenu à deux amis, je pense au livre « Odeurs de l’Inde » de Pasolini. À sa première nuit indienne, où il respire les odeurs en errant dans les rues de Bombay. La quatrième de couverture parle des visions de l’extrême misère. Les spectacles d’une étrange spiritualité sont pour lui comme d’autant d’étapes vers une descente au sein d’une humanité primitive.

Mais ventre bleu, plantons le décor de mon récit !

Fragrances végétales, féroces relents de merdes humaines cuites au soleil, acidités ferrugineuses des rails du train surchauffés et tant d’autres odeurs difficiles à identifier se ruent à travers les barreaux des fenêtres ouvertes des compartiments.

Oui, lecteur, une fois de plus nous sommes en Inde, dans un tortillard où s’agglutinent des milliers de passagers. Nous posons notre loupe sur deux étrangers. L’auteur ne peut pas décrire tout le monde, d’ailleurs tu finirais par t’ennuyer en apprenant que celui-ci dodeline de la tête et que la petite vieille au sari défraîchi roupille avec deux enfants sur les genoux dont un a vomi sur les chaussures brillantes d’un monsieur qui glaviote par la fenêtre en se raclant la gorge.

Restons sur notre point focus, nos deux étrangers !

L’un est âgé, malicieux, pétillant ; l’autre, son compagnon, un beau jeune homme au regard offert au tohu-bohu du présent hautement coloré. Un passager s’intéresse à eux, posant les sempiternelles questions : « Where do you come from ? What is the purpose of your visit in India ? »

Nos amis enjoués répondent comme si c’était la toute première fois qu’ils entendaient ces interrogations récurrentes. Ils sympathisent avec un autre passager qui s’invite dans leur conversation, un dénommé Vikram, qui ne tarde pas à leur offrir un tchaï.

L’auteur de ce récit devrait préciser que la nuit épaisse qui tombe sur les rizières inondées a déjà endormi plus de la moitié des passagers du wagon. Rien d’étonnant jusque-là, les gens de ce pays se laissent glisser vers le sommeil plus ou moins n’importe où, parfois même dans des positions inconcevables. Ce peuple nourri au sein généreux des récits épiques Mahabarata et Ramayana, semble avoir une inclinaison spontanée à rejoindre cette vacuité où lieu et temps n’ont plus d’emprise.

Or ce soir-là, ce qui est suspect c’est ce que l’auteur veut te montrer : le voile d’oubli qui tombe abruptement sur la conscience de nos deux voyageurs. Ils s’endorment lourdement, à peine terminé leur verre de thé offert par l’homme qui s’empresse de les dévaliser avant de filer à pas de chat vers son destin de voleur. Ils se réveilleront des heures plus tard. Il n’y a presque plus personne dans le train. Bénarès, leur destination, est déjà loin derrière eux.

Gaëtan, le jeune homme, en se réveillant, la bouche et les idées pâteuses, secoue son compagnon. Est-ce imputable à son âge vénérable, mais Paul n’émerge pas facilement de son état comateux.

Une telle agression doit se produire assez souvent car personne ne semble s’en offusquer. Qu’à cela ne tienne, Gaëtan transporte Paul sur le quai. Les passagers n’ont pas besoin d’explications pour comprendre la situation. Et la police, appelée on ne sait trop par qui, les conduit sans tergiverser vers un hôpital où des perfusions les réhydratent. Les voilà nus comme à l’origine des temps, sans argent, sans papiers.

 

« Allô l’ambassade, nous sommes deux Français, nous avons été dépouillés… » Au bout du fil, le fonctionnaire connaît la chanson par cœur. le touriste drogué et détroussé c’est une affaire qui marche bien et qui a fait ses preuves depuis les années 70. Dans l’État du Bihar et dans le train Delhi-Bénarès, nombre de ressortissants français ont été rien de moins qu’assassinés… alors, un somnifère dans le thé et un vol de papiers et d’argent de plus ou de moins, ça relève des faits divers courants.

Gaëtan et Paul vont alors séjourner dans un ashram sur les contreforts de l’Himalaya. Méditations, marches conscientes le long de la rivière Yamuna, un des affluents sacrés du Gange.

Arrive le temps où Paul reprend seul l’avion pour la France. Gaëtan tente alors en solitaire la grande aventure du détachement ; il revêt la robe orange des renonçants et part à pied sur les routes de l’Inde, un moyen radical de connaître ses peurs, ses limites, sa capacité à accepter ce qui est. Il dort dehors, souvent sur la pierre usée des temples, mendie sa maigre pitance, chemine sans but, en bref embrasse la posture des moines errants.

Des mois passent, Gaëtan se retrouve à Bénarès, son visa est proche d’expirer. Il se dit qu’il va rentrer au pays et poursuivre son ascèse, non plus sur les chemins de l’Inde mais dans le quotidien avec les préoccupations de la civilisation occidentale qui l’a mis au monde.

Il s’installe sur un banc en bois avec trois hijras transgenre, qui s’entassent les unes ou les uns contre les autres pour lui laisser de la place dans le compartiment d’un train bondé.

Sensation de déjà vu : fragrances végétales, féroces relents de merdes cuites au soleil, odeur de curry, âcreté de la fumée des bidis, acidités ferrugineuses du rail surchauffé. Il y a tant d’autres odeurs difficiles à identifier qui s’engouffrent à travers les barreaux des fenêtres ouvertes du train cahotant vers la nouvelle Delhi.

Un jeune homme vient prendre la place d’un vieillard qui descend dans une petite gare et engage la conversation avec lui dans un anglais sommaire. Il a un regard intense, intrigant, des tics qui dénotent chez lui une certaine nervosité.

Il prétend qu’il est étudiant dans une ville dont Gaëtan n’a jamais entendu prononcer le nom. D’autorité, il réclame deux tasses de tchaï à un enfant qui arpente le couloir en répétant inlassablement « garam tchaï, garam tchaï… »

Gaëtan raconte à son vis-à-vis sa courte et intense vie d’errant où il vient d’arpenter à pied l’Uttar Pradesh. L’homme lui dit, respectueux : « You saddhu, hari aum ! »

Gaëtan porte le verre de thé à ses lèvres et, alors qu’il vit depuis des mois d’offrandes de villages en villages, de temples en temples, il est brutalement foudroyé par un pressentiment. Le plus naturellement du monde, avec son verre de thé au lait et à la cardamone à la main, il se lève et dit à son interlocuteur : « I come back quick. » Désinvolte, il se dirige vers les toilettes, vide le breuvage sucré dans le trou à même le plancher et revient tranquillement prendre place et poursuivre la conversation. Il affûte son observation, et découvre rapidement que son compagnon de causerie semble s’impatienter. Il y a encore plus de nervosité dans ses gestes, des vaguelettes d’étonnement échouées dans la nuit de ses yeux. Gaétan se demande si les trois hijras ne parlent pas à voix basse de lui. Il a même l’impression qu’ils observent le jeune homme du coin de l’œil avec une certaine défiance. Mais est-ce une histoire que sa cervelle lui murmure ? un soupçon de paranoïa ? à moins que… ?

Il est de plus en plus convaincu que le thé offert est une redite de son voyage avec son ami Paul.

Il sourit intérieurement, remercie ce pressentiment et réalise que le supposé dacoït ne semble plus pressé de partir et commence à le regarder avec une admiration non feinte. Il finit par lui dire : « People like you, saddhu, very much power ! » — en français : toi, fou de Dieu, tu as des pouvoirs.

Il comprend enfin que son agresseur est persuadé qu’il a bu le thé empoisonné mais que, grâce à son ascèse sur les routes de l’Inde, la drogue n’a pas du tout eu le succès escompté.

Plus tard, tandis qu’ils discutent tous les deux assis sur les marches de la porte grande ouverte sur la nuit, les pieds pendants dans le vide, le faux étudiant se confie, et avoue qu’il est devenu un brigand pour lutter contre la fatalité de la pauvreté de sa famille.

« J’ai un mauvais karma, dit-il, toi un karma d’homme sain, et tu m’enseignes la vérité, tu es mon gourouji, tu vas changer ma vie. »

Gaëtan se dit qu’il a tout intérêt à accepter l’explication et l’admiration de ce dangereux fauve brutalement converti en agneau, car il suffirait qu’un doute réveille sa lucidité, une simple poussée de la main et Gaëtan tombe du train en marche en pleine campagne. Le good karma se transformerait en very bad karma !

En arrivant à la gare centrale de New Delhi, le dacoït propose à Gaëtan de le suivre jusqu’à son repaire. Gaëtan prend un air dépité et lui dit que c’est impossible vu qu’il a un rendez-vous dans un temple avec son maître spirituel. En inventant cette histoire, il prie en espérant que le détrousseur de grands chemins ne va pas le suivre. Mais le jeune homme agité ne veut pas changer de karma. Il disparaît dans l’incroyable bouillonnement humain, sans doute à la recherche de nouvelles proies ou d’une nouvelle occasion de bousculer les cartes de sa destinée !

Gaétan, en hélant un rikshaw, remercie le pressentiment qui l’a sans doute sauvé.

 

 

Un chaï mais pas deux.
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Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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