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Ghazals et opium au Baloutchistan,

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Ghazals et opium au Baloutchistan,

Nous étions au cœur montagneux du Baloutchistan, une région d’insoumission, de contrebandes et de conflits armés. La situation politique nous semblait confuse et, disons-le, ce théâtre d’affrontements entre tribus ou avec le gouvernement pakistanais échappait à notre discernement. Le terme "géopolitique" n’appartenait pas encore à notre langage et encore moins à nos préoccupations.

Toujours est-il qu’il y avait des check points de partout, des hommes en armes, pas de femmes visibles. Dans l’espace planait un petit quelque chose d’oppressant, de sombre, tendu comme une corde prête à rompre. Et pour couronner le tout, il faisait atrocement chaud et soif.

Depuis des jours nous respirions de la poussière. Peu de pick-up et, de-ci de-là, au bord des pistes, des campements de tentes noires en laine de chèvre entourés de marmailles crasseuses et de dromadaires dédaigneux, ou encore des carcasses de camions souvent désossés et à demi ensablés.

Pas après pas, je réalisais que mon sac de voyageur ne pesait pas seulement sur mon dos, même si ses bretelles meurtrissaient mes épaules, mais autant dans les alvéoles de ce qui m’était intime. Il était lourd mon sac, ce sac du dedans ; oui, lourd de frustrations, de colères, de besoin d’être aimé, de rêves en jachère ! Si pesant qu’il m’empêchait d’être présent au chemin foulé, et sans doute aux potentiels offerts par la vie. Tout ce qu’alors je percevais, marchais, respirais, je le colorais de son contenu. Projections… fil à la patte. Projections, ah, quand elles nous tiennent !

Mon âge ? Dix-neuf ans. Mon métier ? Plein de suffisance, je prétendais ne chercher rien d’autre que la Vérité. Cette recherche du « vrai » me faisait marcher le monde comme pour épuiser en moi le superflu, le vernis, ce qui m’aurait éloigné de la Vérité.

Au crépuscule, des taches de sang sur les ors et les bruns des collines pelées et des lointaines montagnes bleues… Ces descriptions, je les tenais de la bouche de mon compagnon de voyage. Il mettait un point d’honneur à me raconter ce qu’il voyait. J’en avais encore besoin pour pouvoir prétendre être comme tout le monde, ou presque ! Pourtant, déjà, je pressentais que la vue d’un aveugle relève plutôt de la vision proprioceptive, à savoir ressentir, percevoir l’environnement, les formes par le corps, celles-ci étant entre autres dévoilées par le déplacement de l’air qui révèle la densité, la taille ou l’absence d’objets contenus dans l’espace.

Ce regard intérieur est le décodage d’une écoute et d’un langage subtil, un échange actif, souvent inconscient, entre ma présence corporelle et ce qui l’entoure.

Il est trop souvent inopérant car parasité par l’absence de confiance en soi et le brouhaha du train des pensées qui raconte, sait, conseille, et au bout du compte comme le disait le regretté John Lennon : " la vie c’est ce qui arrive quand on a d’autres projets ". Écouter et faire confiance à ce que capte notre système nerveux, à ce que reçoit la peau comme infos, plutôt que d’obéir aux hésitations et suggestions du mental, pour que puisse opérer le regard proprioceptif.

De farouches Baloutches barbus, armés jusqu’aux dents, finiront par nous recueillir dans la benne d’un pick-up bringuebalant. Ils nous offriront l’hospitalité dans un fortin dressé sur un pic désertique. Les pierres puaient la poudre à canon, pour de vrai ou dans mon imaginaire, je n’aurais su dire. Ce lieu désolé était clairement un bastion d’où des guetteurs affublés de treillis militaires surveillaient les alentours.

Première surprise, un de ces factionnaires parlait anglais. Seconde surprise, après avoir bataillé autour du feu avec un morceau de viande élastique et nerveux – peut-être un vieux chameau mort d’épuisement sur une piste –, Ali nous a parlé de poésie. Il récitait des vers en ourdou, avec une émotion, une tendresse universelle contenues dans sa voix.

Un guerrier récitant de la poésie, j’avoue que ça a eu du mal à entrer dans mon système binaire de pensée. Pour moi, on était poète ou guerrier, mais surtout pas les deux en même temps, comme si la poésie appartenait à quelqu’un, à une forme de vie, de pensée, comme si elle était réservée à des élus !

En écoutant Ali, un verre de thé sucré et brûlant à la main, je me disais quelque chose comme : l’écriture poétique est un effort de nommer ce qui est en sachant que l’on ne connaîtra jamais ce qui est, mais seulement les impressions, les sensations nées de cette tentative vouée à l’échec.

L’écriture poétique, je m’y essayais depuis des années, mais en restant toujours insatisfait. J’avais la sensation de ne pas plonger suffisamment profond dans mon propre puits. Je ne rapportais à la surface que de l’eau trouble. Parfois j’y trouvais une pépite, mais c’était chose rare.

Sur son transistor crachotant, Ali nous fera découvrir des ghazals : poésie courtoise, chants d’amour aux résonances parfois mystiques, poèmes où se confond l’amour humain et l’amour divin. Il les chantait en rythme syncopé, et ses compagnons reprenaient tous ensemble les paroles qu’ils semblaient connaître par cœur.

Ce lieu fortifié perdu sous le vaste ciel étoilé du désert suintait l’absence de femmes, la virilité, l’inquiétude, l’attente d’une embuscade. Tout pour confirmer mon goût pour l’aventure… Les flammes du feu de camp faisaient briller les armes et les sourires édentés. Dans le silence minéral, était palpable le mystère de la naissance des choses apparentes.

Les échanges de paroles entre nos hôtes prenaient pour moi la forme d’épopées héroïques. Émerveillé, je les écoutais parler des Titans, alors que sans doute leurs dialogues étaient triviaux, pragmatiques : — As-tu soigné le chameau qui s’est blessé à la patte avant droite ? ou — As-tu rapporté de Quetta du sucre et du kérozène pour les réchauds ?

J’avais besoin de rêver, comme si le présent ne me suffisait pas. Pourtant ce que je vivais là, ce n’était rien d’autre que ce à quoi j’avais tant aspiré en lisant les livres des écrivains aventuriers.

Ce soir-là je m’initiai à la fumée d’opium.

Au moyen d’une pince, Ali maintenait un morceau de charbon incandescent au-dessus du fourneau en terre. De la longue pipe où il avait déposé une boulette d’opium, il m’invitait à en aspirer la fumée et à remplir mes poumons de ses bienfaits.

Il me répéta plusieurs fois que cette pipe lui avait été transmise par son baba, son père. Je songeai au mien de baba ; s’il savait ce que j’étais en train de faire, fumer de la drogue avec des types armés dans un fortin entouré d’ennemis invisibles, je crois qu’il refuserait tout simplement de me croire et me dirait quelque chose comme : — Ton histoire, à d’autres mais pas à moi !

Après quelques bouffées de fumée, je me sentis détendu. Je lapais du thé à petites gorgées car j’avais la sensation d’avoir la bouche aussi sèche que la terre cuite et craquelée qui nous supportait.

Selon mon initiateur, « l’opium est bon pour le diabète, la pression sanguine et les nerfs ». Il ne mentionna surtout pas la dépendance…

En ces instants, je réalisai que j’étais en train de rejoindre les récits de Claude Farrère, écrivain et officier de la Marine, pour qui « l'opium est un magicien qui transforme et métamorphose ». Je revis mon lit tourmenté d’adolescent, mes angoisses de jeune aveugle, la nuit, les parents endormis, fatigués par une longue journée de labeur, et mes doigts affamés de lecture filant sur la crête des points de Braille. Les reliefs représentaient autant de pics montagneux d’Asie centrale ; à leurs pieds s’étalait à l’infini le désert plat et intrigant de la feuille non perforée.

Je ne pouvais pas dormir, je ne voulais pas être où j’étais, dans cette chambre trop silencieuse où je redoutais que même les murs espionnent les bruits de mon mal de vivre. Je ne voulais pas, je ne voulais plus, être celui que j’étais, ce jeune homme égaré qui ne percevait devant lui que des portes closes et une canne désespérément blanche qu’il agitait dans tous les sens pour tenter de lire le chemin.

Et je lisais, lisais, dévorant les récits jusqu’à l’épuisement. Des nuits entières je changeais de peau, devenant tour à tour Claude Farrère, Joseph Kessel, Robert Louis Stevenson, Fenimore Cooper, Jean Hougron, Herman Melville, Jack London, Roger Frison-Roche… tous ces auteurs qui m’ouvraient des portes insoupçonnées. Sans omettre Rimbaud, bien sûr, qui me faisait descendre des fleuves impassibles avec son effarant Bateau ivre.

Des années, voire des décennies plus tard, j’apprendrai que, selon Socrate, le maître de la maïeutique, les poètes chantaient et composaient sous l’impulsion d’une transe ou d’une possession – d’aucuns évoquant un délire sacré qui leur enlèverait momentanément la raison. Le conteur Homère, apprend-t-on dans L’Odyssée, se définit comme le vecteur de la parole, mais pas le créateur : "l’oreille et non la bouche ".

Alors, dans cette chaude nuit, allongé sur des cailloux et du sable au pied de la casemate fortifiée, j’étais loin de me demander si l’inspiré guerrier Ali n’était pas devenu, par un inexplicable lâcher-prise, un papillon allant butiner dans le jardins de celui qu’il appelait respectueusement Allah !

Même si je ne posais pas de mots sur cet instant magique, Ali ramenait un miel si exquis dans sa manière de conter que l’auditeur que j’étais ressentait la nostalgie de ce nectar.

J’avais envie de mettre des mots sur ce moment hors-temps, mais pour cela il eût fallu entendre dialoguer les grains de sable du désert, chanter les dunes ou encore surprendre le fou-rire d’une étoile. J’avais envie, envie de parler ourdou, de chanter des ghazals, de tout ça à la fois, comme pour intensifier ce moment précieux, tenter de le retenir, y apposer ma signature.

J’éprouvais la sensation d’être debout à un carrefour, de ne pas savoir quel chemin emprunter, de chercher au dehors un panneau qui n’a jamais existé. Comme s’il y avait d’un côté l’échec, de l’autre la réussite mais rien à déchiffrer pour choisir le bon chemin.

Un des fondateurs idéologiques du Pakistan, le poète philosophe Mohammad Iqbal, écrivit cette phrase qui fait si bien écho aux paroles d’Homère dans L’Odyssée : "Quand elle est dépourvue de flamme, la vérité est philosophie. Elle devient poésie quand elle emprunte sa flamme au cœur de l’homme".

Tout jeune, j’étais toujours fasciné par les évasions et les enlèvements. En basculant vers le sommeil je me racontais qu’une tribu ennemie allait nous encercler et qu’avec mon compagnon nous allions servir de monnaie d’échange, soit contre une rançon, soit contre la libération de prisonniers. La fièvre du romantisme soufflait dans les voiles de mon imagination immature.

Au loin il y eut des coups de feu. Plusieurs quatre-quatre arrivèrent en trombe. Des hommes du camp s’y entassèrent en hâte. À l’aube, nous comprîmes qu’Ali avait quitté le fortin. Nous n’avions plus d’interlocuteur.

À pied, nous reprîmes la piste après avoir pris soin de remplir nos gourdes à de grands bidons. D’où venait l’eau, nous en avions aucune idée. De la poussière ocre, quelques arbustes rabougris, pas d’ombre, un soleil impitoyable, pas de véhicule : nous évoluions sur une terre d’hallucinations et d’étranges enchantements.

En milieu d’après-midi une jeep avec des militaires nous conduisit jusqu’à une bourgade plantée d’eucalyptus, un ensemble de maisons aux murs d’adobe et aux toits de chaume. Les transistors y diffusaient des ghazals.

Pour la seconde fois, nous avons fumé de l’opium, cette fois-ci avec les militaires de l’armée régulière, ce qui donna une claque supplémentaire à mes préjugés antimilitaristes ! — Ah, papa, si tu me voyais fumer avec des militaires tu ne serais pas loin de l’apoplexie. Et toi, maman, après quelques paroles moralisatrices, tu finirais par me dire : n’en parle pas à ton père, mon chéri !

Comme nous parlions, avec nos nouveaux amis, du pastoralisme et des nomades, je demandai à mes interlocuteurs comment le gouvernement s’y prenait pour évaluer la population pakistanaise. Mustafa, je crois, m’apprit qu’il avait un cousin à Lahore qui, à dos de chameau, allait recenser les populations dans les zones tribales les plus retirées du pays.

Ce sera au Cachemire, sur une shikara mal en point qui logeait à son bord les voyageurs désargentés, que j’entendrai parler, pour la toute première fois, du livre de Goethe, Le Divan occidental-oriental parut en 1819 ; il serait inspiré par le poète Hâfez de Chiraz, auteur de poèmes lyriques appelés ghazals. Goethe, orientaliste de cœur, qualifiera les vers du poète Hâfez de "miracle de goût humain et de raffinement" et de "source inépuisable de perfection et de beauté tout autant que de philosophie et de mystique".

"En pleine angoisse, ne perds pas l’espoir, car la moelle la plus exquise est dans l’os le plus dur", écrivait Hâfez.

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Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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