9 Février 2023
En cet hésitant hiver provençal qui n’en n’a plus que le nom, par tous les pores de ma peau j’ai faim d’hiver, de blanc, de solitude, de silence, de mouvement, de froid – mais ça je ne le sais pas encore ! Comment le saurais-je, vu que depuis l’adolescence ma boussole géotropique me conduit irrésistiblement vers le sud. J’ai toujours été aimanté vers les tropiques, la chaleur… Mais il est vrai qu’avec le réchauffement climatique, les étés en Provence sont devenus si insupportables avec leur lot de moustiques qu’il y a de quoi rêver d’ailleurs tempérés à froid !
J’écoute la chanson « Into White » de Cat Stevens, qui nous apprend qu’il a construit sa maison d’orge et de riz, de fenêtres de lumière, de murs de poivrons verts et de glace. Le refrain dit :
And everything emptying
Et tout cela se vide
Into white
à devenir blanc.
Je suis fatigué, l’âge un peu, trop sédentaire sans doute. La relecture de « Flash ou le grand voyage » (dans la drogue, sur les chemins de Katmandou), de Charles Duchaussois, rapatrie à ma conscience mes délétères tendances adolescentes. Je voudrais que cette lassitude se vide, se vide jusqu’à rejoindre le blanc.
Un avion, une halte festive à Berlin, et avec Igor nous débarquons à Cracovie. Ni l’un ni l’autre d’humeur à ne faire que le touriste, celui qui voit, consomme du voir : — Vous avez ici l’Église Notre-Dame, XIII e -XV e siècle, — Les halles et beffroi, XIV e -XVII e siècle, — La forteresse de la Barbacane, XV e siècle…
Trop lourd tout ça pour moi, trop d’histoire, de passé noir, pas assez blanc, présent au blanc qui vide.
Et pendant qu’on est en Pologne, pourquoi ne pas visiter le camp d’Auschwitz ?
Je fais une grimace en me remémorant une femme revenant d’un voyage organisé au Brésil et qui me racontait joyeusement qu’elle avait visité une favela, alors pourquoi pas Auschwitz? Voir la misère des bidonvilles au Brésil, un génocide planifié en Pologne, ça rassure non ?
Ces pensées fugitives me font songer à un grand écrivain d’aventure, d’origine Polonaise, de son vrai nom Józef Teodor Konrad Korzeniowski, connu sous son nom de plume Joseph Conrad, qui écrivait ceci au sujet du mal :
« Croire en une source diabolique supernaturelle n’est pas nécessaire, les hommes sont capables de toute cette méchanceté par eux-mêmes. »
Si je suivais cette idée de me rendre à Auschwitz, j’irais faire ce que certains historiens appellent respectueusement un « devoir de mémoire ». Parce que je ne crois pas au devoir de mémoire, parce que je ne crois pas que l’homme tire des conclusions du passé, parce que je veux que tout ça, tout ça se vide, se vide jusqu’à devenir blanc, blanc, je marcherai.
Je marcherai dans le blanc du présent en espérant que la neige effacera mes propres pas pour qu’à leur tour ils ne deviennent pas une piste à suivre, un objet à voir, une occasion de faire des commentaires.
Comme Cat Stevens, je veux retourner au blanc. Je veux marcher sous des hectares de ciel aux couleurs d’un océan de glace, dans un silence où l’on n’entend ni les déportés, ni l’âge qui alourdit le corps. Je veux tout au plus entendre les rumeurs de torrents scintillants dont une des truites se sacrifiera dans mon assiette dans une auberge à Bukowina, ou peut-être surprendre le rire d’une stalactite accrochée au balcon duchalet de Zakopane.
Je veux marcher. Et nous marchons, marchons dans le massif des Tatras.
Au crépuscule, quand tombent sur la neige éblouissante des pétales d’étoiles, nous levons le pouce pour qu’un véhicule nous ramène vers la civilisation, une bourgade où trouver à se glisser entre des draps propres, une auberge où se réchauffer les mains autour d’un bol de bortsch, soupe réconfortante, de pierogis, d’une goulash, le tout accompagné d’une plus ou moins symbolique goulée de vodka.
Avec Igor, nous marchons. La neige s’amoncèle sur nos sacs-à-dos. J’écoute ses notes quand les flocons se posent sur moi, sur mon sac, sur les talus, sur les branches d’arbres. Je me demande si toutes ces virgules musicales n’auraient pas influencé ou dicté mazurkas et nocturnes à cet autre enfant du pays qu’est Frédéric Chopin.
Mes questions sont en neige, elles fondent dès que je tente de les approcher trop intimement.
Un pont sur la rivière Poprad, halte pour nous fondre en esprit dans la solitude blanche où les loups gris et les ours somnolent ou chassent en toute discrétion, du moins dans mon imaginaire.
La neige et le silence nous accompagnent bras dessus bras dessous. À ce moment-là, je suis certain que ce couple de blanche élégance vêtu, danse, dansera jusqu’à la fin de l’amour, « Dance to the end of love ». Il neige sur la tombe de Leonard Cohen, qui peut-être n’existe pas, mais j’entends sa voix grave de mortel qui m’invite à une « profondeur de mille baisers », « A Thousand Kisses Deep », baisers blancs, baisers de neige.
Une cigarette roulée à la commissure des lèvres, une question poétique papillonne en flocons de pensées sous ma capuche enneigée. Pour célébrer l’eau de la rivière, ne faut-il pas d’abord rejoindre en nous ce qui est liquide, passer avec ce qui passe, pleurer toute notre ingratitude ?
Les larmes ne lavent-elles pas et ne poussent-elles pas vers la lumière les ombres du passé, comme le courant de la Poprad charriant les glaçons vers leur fonte en aval ?
Le froid me tend sa main nue. Il m’invite au silence, à remonter à la source de l’attention, de la blancheur de l’écoute. J’hésite. Je veux bien, mais… mais… je n’ai pas de gants ! On se trouve toujours des excuses, un alibi pour ne pas rencontrer le présent, pour éviter de rentrer dans le blanc, le silence du blanc. Mais cette fois-ci pas d’exemption, il m’attrape et je me réconcilie enfin avec l’hiver, et j’abandonne la Pologne, la Slovaquie, aux géographes.
Une semaine plus tard, assis devant mon bureau, je retrouve cette phrase de Ryszard Kapuściński, grand reporter polonais dont j’avais dévoré le livre « Ébène », une véritable bible sur l’Afrique :
« Lorsqu’on choisit de décrire la réalité, il faut s’attendre à ce que l’écriture puisse l’influencer. »
Alors lâchons-nous ! En Pologne, en Slovaquie, ma maison avait des murs de neige, des fenêtres en vitres de glace. Elle n’était pas en poivrons verts et en lumière, comme celle de Cat Stevens ! Mais on projette chacun son monde jusqu’à ce qu’il s’éclipse dans le blanc, dans le blanc du présent.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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