12 Janvier 2023
Bien sûr, j’avais déjà traversé maintes régions de prodigalités tropicales : au sud Soudan, en remontant le Bahr-El-Abiad ou Nil blanc ; au Congo, à pied ; et autres aventures mexicaines dans les forêts du Chiapas… Mais j’étais plus ou moins resté sur des pistes, parfois ténues, en marchant, en pirogues ou en véhicules tout terrain.
Ici, en Amazonie, volontairement exilé de toutes références sécurisantes, pistes, villages à proximité, je ressens pour la première fois une sorte d’effarement métaphysique. Tout est disproportionné, à commencer par l’outrancière comparaison : moi et ce tumulte racinaire sur lequel je glisse, trébuche, jure puis me relève ; moi et mon mètre soixante-douze d’arrogance sous ce ciel ombreux de canopée.
Nous sommes cinq copains, jeunes, effrontés, plutôt têtes brûlées, avouons-le, fascinés par une existence au large du conformisme, en filiation par la pensée avec les trappeurs et coureurs de bois et autres découvreurs de terra incognita. Trois jours de pirogue sur le fleuve Madre de Dios, descente de rapides, chasse, pêche, nuits de hamacs suspendus entre deux arbres, feux difficiles à allumer en raison de l’humidité constante… Nous débarquons dans une micro société clandestine : baraquements de bois vermoulus, tripots et bouges sur pilotis, prostituées descendues de la sierra pour tenter de fuir la misère mais tombées ici en esclavage, chercheurs d’or en fuite, souvent recherchés par les polices des trois pays limitrophes.
Ces garimpeiros sont rudes, querelleurs, ont l’alcool souvent conflictuel. Pour des peccadilles, ils dégainent machettes ou fusils. Ici on est au pays des rapports de force à ciel ouvert. Personne ne fait semblant d’être gentil, bien éduqué, car pour la survie en forêt ça ne paie pas. Il faut être roublard, savoir se ranger du bon côté ou prendre le pouvoir, mais par-dessus tout avoir du flair, c’est souvent une question de vie ou de mort.
Quelques mises à l’épreuve sont d’usage sous ces latitudes. Après quoi, on nous indique une clairière, située à plusieurs heures de marche à travers la jungle ; nous y ferons connaissance avec une équipe de garimpeiros péruviens.
Au bout d’une semaine, je me pose des questions qui jusque-là ne m’avaient même pas effleuré. J’avoue que je renonce vite à laver mon treillis kaki et mes tricots de corps vu qu’ils ne sèchent pas, ou alors si peu, et qu’une odeur de moisi demeure quoique l’on fasse. Tout au plus, pour me décrasser de la terre et de la sueur, je cours me rincer dans le fleuve boueux, ce qui me fait découvrir un rapport nouveau à mon corps, passant par des phases d’écœurement, de refus, d’envie de tout plaquer et de rentrer chez les « civilisés », ceux qui ont découvert l’hygiène et en abusent quotidiennement. Ce corps est moite, transpirant, nuit et jour ; soit je quitte l’aventure en cours, soit je l’accueille tel qu’il est. « La souffrance, se sentir étranger à soi », voilà ce que je lis sur mon carnet de voyage datant de 1981.
Mon premier crépuscule solitaire en forêt primaire eut un goût d’initiation, où je retrouvais des gestes psycho-magiques, irrationnels, appartenant sans doute à une époque où l’homme n’avait pas encore découvert le feu. Et quand on est comme moi, aveugle, on n’a pas encore tout à fait découvert le feu, celui qui rassure parce qu’il permet d’identifier en désignant, nommant ce qui nous entoure. Quand on ne voit pas, on ne sait pas trop bien si on est visible ou pas, vu que la cécité est radicalement un acte étranger à la fonction du voir et donc de celle de la désignation. Je ne sais plus qui a écrit – approximativement : « L’aveugle est un oiseau de nuit, lui reste à apprendre à chanter comme lui. » Mon carnet de route en écriture braille de l’époque : « Seule la joie fait chanter, elle naît de l’adhésion à ce qui est. »
Sur ma demande, mes camarades me lâchent à une bonne heure de marche du campement. Me voilà seul, seul avec un magnétophone, éco-acousticien avant l’heure.
Je veux écouter, enregistrer les bruits de la nature vierge et non foulée par mes semblables. En m’immergeant dans le cru, dans le vrai de la nature, je tenterai d’approcher ce qu’a vraisemblablement ressenti l’homme seul et sans défense, l’homme d’avant l’appropriation. Aucune échappatoire en cas de terreur, liée ou non à un danger réel. Non seulement je ne vois pas, ce qui semble incongru dans cet environnement hostile où la fuite peut être une planche de salut, mais la distance voulue avec notre campement ne permettrait pas à mes camarades d’entendre mes cris et autres appels au secours. Je veux jouer à ce jeu-là, me livrer à la nature sans filet en quelque sorte.
Je suis assis sur une énorme racine d’arbre. À mes pieds, un magnétophone dont la cassette tourne pour tout enregistrer. Mon projet ? Rester le plus possible immobile, devenant à la fois observateur mais aussi observé par les milliers d’yeux et divers organes de perceptions de la faune qui en cet instant rampe, vole, marche, grimpe, coasse, glisse, chasse, fuit… en bref exécute son programme pour survivre. Des craquements suivis de chutes brutales de branches me rappellent qu’Edouardo, le garimpeiro d’Arequipa, m’a dit que la cause première des « accidents en selva » est due au pourrissement du bois qui tombe de hauteurs vertigineuses.
Du coup, cette pensée plante un germe de trouble dans mon esprit aux aguets. L’inquiétude n’est pas loin, d’où le besoin rassurant de percevoir et de mettre un mot, de donner un nom à ce que j’entends. Je m’interroge : a-t-on attribué des noms aux choses animées ou inanimées pour calmer notre angoisse profonde de l’inconnu ? La tentation d’attribuer un nom à ce que j’entends n’est-elle pas une manière de me séparer de cet environnement, d’être en retrait de la faune et la flore, peut-être même une affirmation semi consciente de croire que l’homme serait différent, voire supérieur, à la nature ?
Ça craille, jacasse, zinzonne, piaille, bourdonne, glougloute, pépie, siffle, glisse de partout, s’agite, bat des ailes : vrombissements, stridulations, craquètements, glapissements… En continu, une rumeur de cymbales rythme cette orchestration naturelle. Mais trop de mouvements, de bruits éprouvent mon attention. La vigilance qui me tenait à l’écart de toutes les formes d’émotions provoquées par ce paysage sonore si vivant, si intriguant, vacille. Une terreur incontrôlée d’un seul coup raidit tous mes muscles. Grognement ? Feulement ? Je ne sais dire, mais le hurlement s’amplifie, devient multiple, pluriel. Ocelot, jaguar, puma, toutes les histoires de coureurs de bois sous la loupe de la peur remontent à ma conscience. De plus en plus intenses, monstrueux, je ne peux qualifier, nommer ces rugissements, ni, surtout, reconnaître à qui ils appartiennent, mais j’imagine forcément une gueule féroce, des narines dilatées, de la bave, des griffes et des dents, un fauve en chasse.
Sans vraiment me demander mon avis, la peur m’attribue le rôle de proie. Ici, on mange pour survivre et on est mangé pour permettre à d’autres de survivre. Je ne parviens plus à garder, comme prévu, la posture de témoin immobile. Tremblant, je me lève. Mes mains aveugles tâtonnent au-dessus de ma tête, découvrent une branche toute fine. Je la ploie, la brise et, sans plus réfléchir, je trace un cercle sur le sol autour de moi, comme si celui-ci devenait un mur solide et infranchissable. Je me dissimule derrière la protection d’un symbole.
Quand mes camarades reviennent vers moi, ils me découvrent terrorisé, quasi mutique. Bien que les grondements se soient tus, l’angoisse imaginaire persiste, à la pensée du fauve qui s’avance vers moi en toute discrétion, ramassé et prêt à m’égorger et à m’emporter dans ses griffes sanglantes.
En me voyant livide, le scientifique de l’équipe me demande, d’un ton amusé : « Alors ça t’a impressionné les hurlements des singes hurleurs roux, les fameux louatta seniculus, qui doivent leur nom à leurs cris que l'on peut entendre à des kilomètres de distance ? » Je dégringole aussitôt de ma planète panique. Ce n’étaient donc que des singes tout ce raffut !
Plus tard, avec les camarades autour d’un feu crépitant, je me demanderai si la peur qui m’a fait tracer autour de moi ce cercle symbolique ne serait pas à l’origine du clivage entre humain et nature. Ne serait-elle pas la cause du premier mouvement d’appropriation fondateur d’une identification avec un territoire – mon corps à moi, mon terrain à moi, un chez-soi rassurant, rassurant et créant une distance avec l’altérité, moi et toi, une séparation entre le sensible et la raison, faisant du sujet observant un autre que l’objet observé ? Il me semble que par ce geste premier d’appropriation, l’esprit humain se différencie en se percevant supérieur à son environnement au lieu de reconnaître son interdépendance.
En Colombie, où je suis allé tourner le documentaire « Zigoneshi », les Indiens Kogi ne considèrent pas les animaux, les végétaux, ni les minéraux, uniquement sous l’angle d’une source de subsistance, de ressources. À leurs yeux, ce sont des partenaires sociaux qu’ils respectent. En cheminant sur les pentes forestières de la Sierra Nevada de Santa-Marta, je ruminais cette interrogation de Gérard de Nerval : « Homme, libre penseur ! te crois-tu seul pensant ? »
L’ethnologue Edith Planche écrit : « S’essayer à la posture du poète, c’est se remettre en relation avec le monde en l’écoutant. C’est reconnecter avec la nature en laissant de côté ses références classificatoires pour rentrer en contact avec elle via les sens et le “cœur”, libre de tout étiquetage. »
La rationalité subjective prétend à l’objectivité ; elle nous coupe de la nature, qui devient un objet de marchandisation et fait de nous des êtres mus par le seul profit. Ainsi nous brisons le lien sacré avec Gaya, la terre matricielle, en nous réduisant à un statut de consommateur. L’imposture consiste à nous laisser penser que nous sommes les maîtres là où nous devrions être humblement collaborateurs et serviteurs d’un processus complexe plus vaste que nous et dont notre survie dépend. Nous devons retrouver urgemment nos racines, pas par l’information ou la technologie, qui certes ont leur place, mais par une écoute sensible où la raison ne serait qu’un prolongement du ressenti direct de l’environnement pour nous offrir la possibilité salvatrice de reconnaître notre filiation avec lui.
Et pour conclure, je cite de mémoire Philippe Descola. Ce qui l’a le plus marqué, quand il a rencontré en Équateur les populations Achuar, c’est qu’ils considéraient les non-humains, tous les éléments de leur environnement, comme des partenaires sociaux avec qui ils rentraient en relation par les rêves et des rituels. Nous en sommes loin, très loin ! En 2022, avec toutes les affirmations identitaires, les nationalismes, ne construisons-nous pas de nouveaux cercles autour de nous alors que la nature nous montre ce que nous avons fait d’elle en la congédiant en dehors de nous ?
Nous reste alors à retrouver « la pensée sauvage » et la poésie. La poésie est païenne, elle réenchante le monde en renouant avec le lien à tout ce qui existe. Elle est animiste car elle ranime, redonne du sens et rend vivant ce que la raison voit comme inanimé, faisant de la nature, des animaux, des végétaux, des minéraux, un décor.
Pour retrouver notre lien sacré à la nature, réveillons le poète en chacun de nous !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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