28 Janvier 2025
Dans les seventies, non, Katmandou ce n’était pas que des babas ébahis traînant de la savate dans Freak’s Street, des poètes va-nu-pieds, passeurs de résines récoltées à Manali, trafiquants de dollars et de travellers chèques perdus, de faux passeports et de visas falsifiés, de gars qu’avaient la route dans les veines, d’autres le cheval fou de l’héroïne du triangle d’or qui accrochait parfois jusqu’à l’overdose sur une paillasse pouilleuse, de marginaux fabriqués par la voracité du rouleau compresseur normatif des sociétés occidentales.
Les chemins de Katmandou, c’était une époque avec ses expériences initiatiques, où dope, méditation, aventures diverses appelaient sur des routes incertaines les jeunes Occidentaux en mal d’exotisme ne voulant pas d’une vie toute tracée sur le modèle d’une famille à fonder, de crédits, d’acquisitions, d’élévations hiérarchiques au sein d’une entreprise aliénante, de respectabilité, de postulats, de postillons du post-taylorisme, de postulations, d’un message post mortem, et au bout du compte la sensation de n’avoir jamais retiré la lettre d’amour offerte par la vraie vie égarée quelque part dans une poste restante dont ils n’avaient pas eu l’adresse parce que trop occupés à répondre aux urgences métro boulot.
Certains, tatoués, les durs à cuire, souvent revenus de tout avant d’y être allés, enclins aux magouilles et embrouilles de tout acabit, étaient sortis récemment de taule ; d’autres, les doux rêveurs chuchoteurs de mantras étaient en quête du gourou parapluie qui les protégerait des éclaboussures de toutes les moussons de l’existence.
Du mystique halluciné au mytho, de celui qui n’était pas revenu d’un trip de LSD gobé à Goa pendant une full moon, à celui, anarchisant, qui éructait en flux continu contre morale, éducation, hiérarchie, valeur, mœurs puritaines ; du déjanté à celui à qui il ne fallait surtout plus la faire ; de celui qui savait tout et avait tout vu au candide avaleur de couleuvres exotiques ; de la posture, de l’imposture, du situationniste à l’insituable ; du pique-assiette à celui qui voyait Ram en tout et distribuait tous ses biens ; du fils à papa échappé de ses futures responsabilités pour des vacances à la cool pour s’envoyer en l’air avec tout ce qui passait, joints, shiloms, acides, snifs et tous les petits culs en mal de libération sexuelle, à l’aventurier en quête de la terra incognita qui autour d’un tchaï à la cardamome t’expliquait combien lui il était différent du troupeau bigarré de tous ces Occidentaux paumés sur les routes de l’Inde ; de l’étudiant en psycho désappointé de s’être fait rafler la jolie Hollandaise par un flegmatique hippie polyglotte tendance tantrique répétant à qui voulait bien l’entendre que la route des Indes c’était une mode américaine de jeunes en recherche d’un père et d’une mère qu’ils n’avaient pas eus…
Y’avait, chancelant et efflanqué, l’incontournable shooté zombifié harcelant l’ambassade car il attendait toujours un chèque qui n’arrivait jamais, jamais. Manifestement ses potes ou même sa famille ne croyaient plus du tout à ses boniments de junky prometteurs d’une rédemption. Fébrile, la main tendue, l’œil larmoyant, l’ectoplasme te tapait la moindre roupie en essayant, pathétique à l’extrême, d’être persuasif. Tremblant, il maugréait qu’il allait se sortir de cette poudre de merde et te rembourser. Tu lui refilais quelques roupies, il se précipitais chez son empoisonneur favori, pourtant il savait bien comme l’écrit W. S. Burrough que « La came prend tout et n'apporte rien, sinon une assurance contre les douleurs du manque ».
Y’avait aussi les discussions nourries de légendes autour de nos icônes du rock et parfois même de l’abominable homme des neiges, le fameux yéti, ou encore des sages volants de l’Himalaya relatés par Paramahansa Yogananda dans son ouvrage Biographie d’un yogi.
Y’avait quelques irréductibles totalement fauchés qui ne voulaient pas rentrer au bercail, qui te soûlaient avec leurs plans mirifiques dans lesquels ils tentaient de t’impliquer : cultiver du charas au Cachemire pour le vendre sur les plages, faire la mule pour un riche commerçant tibétain entre Hong-Kong et Katmandou avec un lingot d’or planqué dans le froc, passage gratos sur un cargo de Madras pour aller bosser en Australie… Ils mettaient en branle toute leur machinerie imaginative.
Pour pouvoir franchir les douanes avec de la came, pour soi-même, ou pour revendre à l’ouest… Oui, dans le langage sur la route de l’Inde des seventies, il y avait distinctement l’Ouest et l’Est. L’Ouest, on prononçait ce mot, source de tous les maux, avec hauteur et condescendance, mais le monosyllabique Est, pour dire Orient, on le vibrait avec des yeux brûlants de songes.
Y’avait, y’avait la version intellos autodidactes et non conventionnels, babos créatifs engendrés par la contre-culture, ceux qui lisaient Burrough, Cassady, Emett Grogan, citaient l’incantatoire Allen Ginsberg, W. Whitman, D. H. Thoreau, Rimbaud avec ses semelles de vent, etc. – sans doute les pionniers de nos bobos d’aujourd’hui, avec le rêve de la conso en moins. Ils avaient pigé que le rêve de l’american way of life n’était rien d’autre qu’une dystopie qui embarquait sa population vers un effondrement inexorable à plus ou moins long terme.
Pour la plupart de ces « porteurs de cheveux longs », comme l’écrivait la presse avec ses clichés, sans doute en réaction aux crânes rasés des militaires, le capitalisme n’apparaissait que comme un moyen de financer les guerres, d’où le slogan Peace and Love contre la guerre du Vietnam. Un temps fort à propos de la contestation contre ce conflit, celui du 18 août 1969, au festival de Woodstock, quand le guitariste Jimi Hendrix s’attaque à l’hymne américain devant un public réceptif. Sa version électrique du Star Spangled Banner est apocalyptique : à grands coups de larsens et de vibratos, elle évoque le napalm, les bombes, les cris et la mort. « En trois minutes et demie, écrit le critique musical Charles Schaar Murray, un homme et sa guitare en disent plus sur cet immense gâchis [qu’est la guerre du Vietnam] que tous les discours. »
Mais tous les va-nu-pieds occidentaux de Katmandou ne connaissaient pas Andy Wharol, le pop art, la Factory, les mouvements underground qui étaient censés pulluler comme une amibe claquemurée dans l'intestin de l’immonde société pour mieux la dévorer. Beaucoup avaient suivi l’appel de l’Orient, déjà insinué par les Beatles, et le livre Les chemins de Katmandou de Barjavel, mais tous n’avaient pas été biberonnés aux vagabonds des étoiles, aux clochards célestes, aux anges vagabonds.
Le livre subversif Le gang de la clef à molette, d’Edward Abbey, roman de l’écologie radicale, n’était pas encore paru. Mais il était déjà en germe dans l’indignation des esprits qui étaient conscients du saccage de la nature par la chimie, l’industrie et autres fléaux indiscutablement humains.
On peut dire que dans l’air ambiant planait l’esprit rock’n’roll qui donnait envie d’ouvrir les portes des zoos, des prisons, des maisons de retraite, des asiles, de glisser du LSD dans les châteaux d’eau, d’entarter les clowns politiciens, de briser les écrans des télévision, en bref de jouer aux dés avec Dieu pour tenter de changer la donne en mettant la mort en quarantaine, en redonnant la parole aux animaux, en dotant les hommes d’ailes et de branchies, en résumé de tout larguer et de se barrer vers on ne savait quoi ! Et on pouvait faire ça, tailler la route, car à l’Ouest notre société de nantis le permettait.
Jerry Rubin, figure essentielle de la contestation avant de retourner sa veste, farouche opposant à la guerre du Vietnam, montrait avec son livre Do it comment renverser les rapports de force naturels en foutant un bordel tel qu’il fut assigné plusieurs fois à Washington par la commission des activités anti-américaines. Il débarquait aux convocations presque nu, vêtu de fanfreluches et les seins peinturlurés, portant un pantalon Viêt-Cong et un faux M16 en plastique, si bien qu’il les ridiculisa.
À cette époque, on prenait les routes de l’Orient et on retrouvait en revenant à l’Ouest du boulot en claquant des doigts. Le contexte socio-économique était favorable à ce désir d’inconnu qui nous appelait.
Il y avait Jack Thieuloy, écrivain scandaleux, que certains compareront à Kerouac, version franchouillarde. Il écrira par exemple, et ça en dit beaucoup sur l’esprit anticonformiste des années seventies insoumises à toutes les formes de pouvoir : « Un écrivain qui n'est pas hors-la-loi n'est qu'une pute mondaine. »
Y’avait également les gauchos soixante-huitards, plutôt à coloration Mao Tsé-Toung, petit livre rouge et tuti quanti. Ils proclamaient leur appartenance idéologique à un système chinois d’où ne s’échappaient que des rumeurs invérifiées. Ça donnait de savoureux dialogues de sourds entre ceux qui prônaient la révolution culturelle et ceux qui répondaient en brandissant les stances de la Bhagavad-Gîtâ.
Me revient une citation de Mao qui m’avait littéralement fait pouffer de rire : « La bouse de la vache est plus utile que les dogmes : on peut en faire de l’engrais », rapportée très sérieusement par un soixante-huitard un peu décalé au milieu de la bande de farfelus dont la plupart n’avaient de parti que celui d’en rire.
Y’avait les freaks – les affreux –, si chers au chanteur Frank Zappa, inclassables monstres ingérables, pas du tout gentils peace and love prêts à tendre l’autre joue pour prendre une seconde baffe.
Y’avait du dégueulis de toxicos dans les chiottes, des dessus-de-lit déchirés pour bidouiller de hâtifs garrots pour des junkies en manque, et plus terribles encore, les blessés de la route, quelques Européens en pleine déréalisation qui erraient dans les rues après un très mauvais voyage à la datura.
Y’avait dans les restaus bon marché des cassettes de Jefferson Airplane, de Pink Floyd, de Gong, des Stones. Y’avait surtout des Népalais, mais on était souvent peu en contact profond avec eux, ou alors en mode de relations intéressées pour satisfaire nos besoins, alimentaires et autres, notre curiosité aussi. Faut dire que les habitants de ces montagnes travaillaient, et durement même, portant ici de lourdes charges sur le dos, là courbés sur la terre, une pioche à la main, tandis que nous, nous, nous on flânait, glandait, planait, rêvait, naviguions en pleine fiction et avions l’outrecuidance de nous raconter l’histoire que nous étions en train de changer le monde. Qui y croyait ?
Y’avait encore ceux qui prétendaient être en filiation plus ou moins directe avec la beat generation, les enfants de Jack Kerouac, pour qui le livre Sur la route était un véritable oriflamme de papier. La figure du hippie, comme celle antérieure du hobo, est devenue aujourd’hui un marqueur et une icône culturelle. Quelle est la différence entre ces deux mouvements ? Aux États-Unis, le terme hobo désigne un travailleur sans domicile fixe voyageant de ville en ville, le plus souvent en se dissimulant dans des trains de marchandises. Le hippie serait plus un phénomène de groupe, donc de mode, une jeunesse pas très enthousiasmée par l’idée de gagner sa vie en travaillant, se reconnaissant plus dans la parabole évangélique de Matthieu : « Regardez les oiseaux du ciel : ils ne sèment ni ne moissonnent, ils n'amassent rien dans des greniers, et votre Père céleste les nourrit. » Le hippie n’évolue pas du tout dans le même contexte économique que les hobos au début du vingtième siècle. Lire Les vagabonds du rail, de Jack London.
Si on tente une définition, certes incomplète, maladroite, je dirais que ces jeunes issus du flower power venant des USA étaient des rêveurs pacifiques ne tolérant aucune entrave. En Europe, nous les avons imités et suivis sur les routes de l’Inde ou du Mexique.
me souviens de ce bouiboui aux murs en tôles rouillées et envahi d’une fumée âcre, dont la tenancière était une grand-mère tibétaine, un métissage de chamane et de sorcière. Nous partagions une large gamelle métallique de momos – sorte de raviolis fourrés de viande de yak ou de porc – avec un Américain érudit qui ne voulait plus jamais fouler le sol impur de Uncle Sam.
« Nous les Yankees, notre seule valeur, répétait-il, derrière l’hypocrisie de notre langue de bois, c’est l’argent et la force brutale pour dominer le monde. Pourtant, quiconque a entendu parler de Nagasaki ou du crime de guerre commis par les GI américains sur le village de My Lai au Vietnam devrait se rendre compte qu'il a été maintenu dans l'ignorance par le gouvernement de Washington, comme le furent certains Allemands au sujet des camps de concentration nazis. »
Comme je lui demandais de me faire apprécier ce que pouvait bien signifier le terme beat dans le contexte beat generation, il ressuscita cette réponse imagée d’un de ses mentors :
« Beat signifie être, d'une façon non dramatique, au pied de son propre mur. »
Et paf ! Dans cette définition inattendue je me suis reconnu tout de suite. J’étais au pied du mur, et pas de n’importe quel putain de mur, ah non alors !, mais bien du mien, de mur, celui que j’avais construit plus ou moins inconsciemment, certes avec les influences familiales et sociétales, mais le peintre innocent qui ne plaidait jamais coupable c’était bien mézigue.
J’avais beau le décorer de couleurs bariolées, ce mur, brûler à ses pieds de l’encens, tutoyer Ganesh, rouler des pelles à Kâlî, la déesse de la mort, hurler aux sourds de mon espèce que j’étais un homme libre, reste qu’en glosant avec ce yankee je réalisais qu’en m’agitant de la sorte je ne faisais que changer l’eau de mes poissons rouges et que je restais statufié au pied de mon œuvre funeste.
« Réaliser cela, poursuivait mon voisin en égrainant son mâlâ, c’est faire un pas en avant pour commencer à effrayer nos tigres de papier et renverser nos idoles de plâtre. On ne peut pas sortir de prison si on ne sait pas que l’on y est enfermé, n’est-ce pas ? »
En nous séparant devant la maison de la déesse vivante Kumâri Bahal, il chantonnait cette phrase énigmatique de Dylan : « Je sais que ce monde n’est qu’un passage, que les morts ont des yeux et que même ceux qui ne sont pas encore nés peuvent voir. »
Y’avait aussi Xavier, un cartésien pragmatique, pas un mystique celui-ci. Il avait un discours qui allait à contre-courant de plus ou moins nous tous. Il associait l’argent à la liberté : « No money, no freedom », répétait-il en rejetant d’énormes bouffées du joint qui tournait. On était beaucoup à dépendre de sa générosité… Il revendait des pierres précieuses achetées en Birmanie, les rubis de la vallée de Mogok et des saphirs bleus de Shrilanka. Il négociait ses cailloux avec des nantis, journalistes, riches touristes. À Katmandou, quand il ne régalait pas la bande de va-nu-pieds, il passait son temps avec un personnage kesselien haut en couleur. L’homme âgé s’appelait Boris Lissanevitch, un réfugié russe de la famille du tsar, aventurier polyglotte et grand buveur, danseur, entrepreneur, chasseur de tigres et ami des maharajas d’antan. Xavier nous disait que ce Boris avait largement contribué à ouvrir aux étrangers les frontières du Népal, petit royaume médiéval replié sur lui-même. Voyager dans ce pays était une plongée dans le temps : ruelles de terre et places grouillantes, rickshaws et chiens faméliques, portefaix pataugeant dans la boue, fenêtres sculptées, enchevêtrements de pagodes et de monastères, moinillons, mendiants, estropiés… et d’inexplicables sourires sur toutes ces faces asiatiques.
Y’avait, y’avait moi – et moi comme chantait Jacques Dutronc, avec l’air de se foutre de la gueule de son auditoire :
Sept cent millions de Chinois
Et moi, et moi, et moi
Avec ma vie, mon petit chez-moi
Mon mal de tête, mon point au foie
J'y pense et puis j'oublie
C'est la vie, c'est la vie.
Y’avait le petit Livre rouge de Mao distribué gratuitement, ironie du sort, par des Tibétains dont le pays avait été envahi par ces même Chinois. Et moi, et moi, avec cette tentative de description, loin, très loin d’être exhaustive, j’étais qui – ou plutôt, je me faisais passer pour qui ou pour quoi ?
Un matin je me réveillais version envie de tout faire exploser, tous les systèmes aliénants, banques et consorts, un autre jour j’avais la tentation de tout lâcher et de prendre la route sans fin, celle des mystiques errants, celle des sannyâsins que racontera Satprem dans son livre Par le corps de la terre.
Bien des années plus tard je découvrirai une phrase d’Allen Ginsberg dans laquelle je me reconnus abruptement : « À vingt-deux ans, mystique halluciné, je croyais à la Cité de Dieu et voulais être un saint. À vingt-trois ans, un an plus tard, j'étais déjà délinquant. »
L’immaturité du moi est un parlement à lui seul, une bassecour affolée.
Je fumais du hash, brigandais un peu avec mon complice, frôlais la prison, faisais l’amour en plusieurs langues, certaines même que je ne comprenais pas. J’étais fringué très cliché hippie, bijoux de pacotille, clochettes et foulard de Bénarès, pyjama de mauvaise soie très colorée, rajoutons la musette bariolée et l’indispensable shilom, tout ça habillant une bonne dose d’opportunisme.
À part le look, J’étais plutôt dans un livre de Hergé, quelque chose comme Tintin au Tibet. Quand je vagabondais sur les collines avoisinantes de Katmandou, j’entendais presque aboyer Milou, j’étais plus ou moins en quête des traces du yéti avec le sherpa Tharkey comme compagnon.
Un soir, au temple de Jagannath, Jazz, une Scandinave rieuse, me décrit des motifs érotiques en peintures polychromes. Je pressens l’amorce de notre complicité dans le poids habité de sa main sur la mienne. Ces petites sculptures représentant des scènes d’accouplement réveillent en nous un vif désir. Une certaine proximité et densité de son corps, son haleine chaude sur ma joue et ses lèvres gourmandes sur les miennes font que je me retrouve assis comme par magie sur les genoux d’une statue de Shiva à la minéralité refroidie par la nuit. Mais nous sommes jeunes, et les désirs sont plus ardents que le climat hivernal de la vallée de Katmandou.
À l’arrache, nous jetons nos vêtements pêle-mêle sur les pierres usées par les pieds des dévots. Jazz me chevauche. Ce n’est plus une nuit népalaise. Nous ne sommes plus deux jeunes hippies transgressant les usages : c’est la vie qui se reprend, comme si elle avait oublié un temps sa nature de jubilation. Nous faisons l’amour à rendre nostalgiques un lingam et un yoni – les symboles de Shiva représentés dans les temples hindous par un phallus et une vulve en pierre évoquant l’union cosmique des créatures avec le Créateur. Dialogue de peau caressée, bruyants émois de gorges visitées par le plaisir, orgasmes à inverser ciel et terre et à ne plus savoir qui est qui dans une ondulation de corps mêlés.
Jazz m’apparaît soudainement en déesse des transgressions. Serait-elle une ascète aghori réincarnée en fille de bonne famille européenne ? Sous mes fesses, des offrandes à Shiva. Nous y ajoutons cyprine, sperme, et sueur de plaisir. Comment mieux nourrir et honorer les dieux ? Je perçois le charme de la flûte de Krishna. Elle insinue dans mes veines un lumineux effarement d’astres commotionnés. Rien de vraiment étonnant, après tout, n’est-ce pas par le son que Brahma a créé l’univers ?
Je sens Shiva sourire dans mon dos, peut-être même est-il un peu jaloux, son corps de pierre ne lui permettant plus d’atteindre de tels orgasmes ! Une larme de nostalgie coule sur mon épaule : regrette-t-il le temps jadis où il était un simple ascète ? Mais comme je pense que les dieux nous jalousent, je ne veux pas rester abusivement dans cette posture. Je m’imagine que Shiva pourrait se venger en faisant apparaître un flâneur népalais qui ouvrirait la porte à tous les scandales ! Pas le temps pour ça ; récemment, suite à de menus larcins, j’ai frôlé les terribles geôles népalaises. Jazz m’invite dans son hôtel. Ça m’arrange car moi je vis à Swayambhunath avec une tribu cosmopolite, dans un fantôme de maison sans eau et sans électricité. Je dors sur une paillasse défoncée à même la terre battue et la fumée des encens et du hash viennent à peine à bout de l’odeur de moisi qui sourd des murs.
Avec mon pote connu en Afghanistan, souvent on va s’affaler sur les ghats des crémations de la rivière Pashupatinath. L’odeur et le crépitement des corps qui brûlent nous fourrent sous le nez le mutique point d’interrogation qui suit les mots à jamais entremêlés Vie et Mort.
Quelqu’un nous a confié un ovni littéraire, Le traité du zen et de l'entretien des motocyclettes, de Robert M. Pirsig. Notre arrogance en prend un coup pendant cette lecture partagée ! L’histoire qui suit nous marque avec son doigt qui nous désigne le chemin à parcourir pour respirer autre chose qu’une contrefaçon de liberté. C’est la traditionnelle histoire du maître zen et de la tasse de thé.
« Si tu veux boire du thé frais, tu dois d'abord vider le vieux thé qu'il y a dans ta tasse, sinon ta tasse déborde et tout est trempé. Notre tête est exactement comme cette tasse. Elle a une capacité limitée, et si tu veux apprendre quelque chose sur le monde, tu dois garder la tête vide en vue de l'apprendre. Il est très facile de passer sa vie entière à remuer du vieux thé dans sa tasse en se disant qu'il est très bon parce qu'on n'a jamais vraiment goûté quoi que ce soit de nouveau, parce qu'on ne peut pas le faire tenir dans la tasse, étant donné que le vieux thé prend toute la place, parce qu'on est tellement convaincu que le vieux est très bon, vu qu'on n'a jamais vraiment goûté quoi que ce soit de nouveau... »
En lisant cela on se demande si nous ne sommes pas condamnés à tourner en rond, façon serpent se mordant la queue ! Mais des griseries multiples nous attendent dans la vallée et cette question de la tasse de thé et du moine zen est remise aux calendres grecques.
En 1969, j’entends cette phrase percutante à la radio :
« Katmandou, c’est l’endroit du monde où le visage de Dieu est le plus près de la terre. »
À treize ans, ça fait rêver, bordel ! Et on y va, quel que soit le prix à payer, santé, rupture familiale, sacrifices et privations diverses. Pourtant, il y avait aussi le chanteur Michel Delpech qui, en 1970, nous alertait en fredonnant : « Un vent nouveau se lève, tous les chemins du rêve ne mènent pas à Katmandou, c'est tout… »
Mais j’y suis allé, et comme je ne voulais pas voir que mon Katmandou était un mythe entretenu par mes frustrations et contrariétés, par la perte de la vue, j’y suis retourné quelques années plus tard.
J’ai enfin compris ce que me disait Roland, ce vieux marin rencontré près de Woodstock : « Ne retourne jamais là où tu es allé, surtout si tu as aimé le lieu. »
Comme l’avait écrit le journaliste François Jouffa, psychologiquement j’ai eu du mal à en revenir de ce Katmandou fantasmé, tellement je croyais à ce mirage, un peu comme un assoiffé marchant dans le désert voit un puits qui n’existe pas.
Comment j’en suis parti ? Un peu contre mon gré.
Ce qui devait arriver, arriva. Nous n’avons plus de visas depuis des lustres. La police de l’immigration nous pousse manu militari dans un autocar bringuebalant en direction de la frontière indienne. Mais le panthéon polymorphe des dieux n’a pas les mêmes projets ; de leur ciel, ils font tomber de la neige sur notre route d’expulsés, nous ne pouvons pas franchir le col et le bus doit rebrousser chemin vers Katmandou.
Le lendemain matin, flairant que nous devenons les cibles préférées des flics, nous décidons de tailler la route à pied et en stop vers l’Inde. Nous marchons dans le froid, avec au col un court passage dans la neige. Nous n’avons pas de chaussettes, alors nous enveloppons nos pieds de papier journal et de sacs en plastique pour lutter contre les griffures du froid. Nous ressemblons à des fugitifs.
Tout en marchant et en grelottant dans la neige, nous songeons à cet incroyable récit, Sept ans d’aventures au Tibet, signé par l’alpiniste allemand Heinrich Harrer. Difficile d’imaginer son évasion du camp de prisonniers de Dehradun et sa fuite à travers la jungle, son passage clandestin à plus de 5 300 mètres d’altitude au col de Tchangtchock, d’où il pénétra au Tibet alors interdit aux Occidentaux. C’était en 1944. Notre escapade est bien moins périlleuse.
Dans les seventies, comme une nuée de papillons, ils sont partis sur les chemins de Katmandou, en sont revenus ou pas, et beaucoup ont repris les routes qu’ils fuyaient. Empêchez le naturel et il revient au galop !
Goodbye Katmandou, vallée mirage de toute une génération qui avait soif d’autre chose. Qu’importe, que cet autre chose fût illusoire ou pas ! Nous brûlions de désir, d’envie d’aller vers l’inconnu, ce même feu qui fit sans doute écrire au poète turc Nazim Hikmet :
« Si je ne brûle pas, si tu ne brûles pas, si nous ne brûlons pas, comment les ténèbres mèneront-elles à la clarté ? »
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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