27 Avril 2023
Sonnerie du téléphone. Un escalier abrupt, un homme en chaussettes qui dégringole en courant et qui glisse et s’affale deux mètres plus bas sur le coin d’une table. Aïe aïe aïe, si cet homme avait été un autre que moi j’aurais moins souffert ! Toujours est-il que je me suis cassé deux côtes.
Je décide d’être sourd à la douleur. Harnaché d’un lourd sac-à-dos, je rejoins en train ma fille à Marseille, où un avion pour la Sicile nous attend le lendemain. Grimaçant de douleur au-dedans, m’efforçant de n’en rien laisser paraître…
Sur le quai de la gare, Leïla me trouve blême et demande ce qui cloche. Je finis par avouer que je viens de passer une nuit blanche aux urgences et que j’ai même oublié de réclamer des antidouleurs. Sur ce j’apprends qu’elle projetait – il faut désormais en parler au passé – de gravir les pentes de l’Etna, en raquettes dans la neige.
— Oublions tout ça, papa, il faut que tu te reposes.
Mars 2023, six ans après cet épisode : seconde tentative d’aller me faire voir par la Sicile ! Cette fois, si le téléphone sonne, pas question de dévaler l’escalier en chaussettes et en courant !
Vous n’allez pas me croire – rassurez-vous, je ne me crois pas moi-même – je reviens d’une île d’où l’on ne revient jamais : non parce que je n’y serais pas allé mais parce que j’y suis allé avec le cœur dans les pieds. Or on ne revient jamais des endroits où l’on a marché avec le cœur dans les pieds ; et même si en apparence on les a quittés, on y est toujours.
Oui, quelque chose de nous s’est mélangé, subtilement et à notre insu, à la terre foulée amoureusement, à l’air respiré, aux regards échangés, qui donnera aux mandarines, aux olives, aux amandes, un autre goût, une autre couleur au ciel, un poli aux pavés arpentés.
Depuis plusieurs jours, je marche à ton bras, Eva, sous les citronniers, dans la neige croûtée d’une pente de l’Etna, à l’ombre du temple dorique de Segeste. Sous les portiques, les colonnades, sur les dalles usées des venelles, des mosquées reconverties en églises, une chanson discrètement nous accompagne avec sa troublante beauté : Both Sides Now, de Joni Mitchell.
La petite phrase poétique « And ice cream castles in the air / Et châteaux de crème glacée dans le ciel » – me vient à chaque fois ou presque que je savoure un corneto di gelata.
Both Sides Now est une chanson à goûter la voix étonnamment profonde, habitée, de la chanteuse canadienne. Sa voix frissonne sur une musique symphonique et crépusculaire, spatiale, avec une dégringolade d’escalier menaçant en accords ouverts de guitare. Je ne l’écouterai jamais en chaussettes devant un escalier pentu, même si le téléphone sonne, sonne !
Une nuit à Syracuse. L’arcade encore palpitante après un choc sanglant contre un angle d’hayon ouvert de voiture, j’apprends la mort du saxophoniste Wayne Shorter. Étrange sensation. Ces jours, comme je l’ai écrit plus haut, je fredonne Both Sides Now de Joni Mitchell, où le vieux jazzman intervient avec sobriété et élégance.
Le ciel un instant rougit au-dessus de la Sicile, pas du sang des conflits mafieux de Corleone ou de Palerme, mais du rideau qui tombe devant la scène du jazz à l’annonce de cette disparition.
Syracuse, où nous errons dans le site archéologique, sous la pluie et sous un fragile parapluie partagé, parmi les théâtres, amphithéâtres, un vrai labyrinthe d’histoire souvent bâti par les tyrans et leurs esclaves.
Ici se sont succédé civilisations grecques, romaines, normandes, byzantines, arabes, espagnoles et finalement italiennes. De quoi y perdre son latin !
Platon nous y a précédés. Son pari politique a échoué. Il reconnaîtra que l’on ne peut pas soumettre la force du pouvoir d’un tyran à l’autorité du savoir. Le philosophe-roi serait-il une figure fantasmée de l’histoire ?
Entre deux cafés amers, tout en évitant de glisser sur les trottoirs humides, nous fredonnons « Syracuse » :
Avant que ma jeunesse s'use
Et que mes printemps soient partis
J'aimerai tant voir Syracuse
Pour m'en souvenir à Paris...
On ne visite pas les latomies et leur légendaire acoustique où le tyran Denys l’Ancien enfermait les prisonniers et, dit-on, en raison de cette acoustique extraordinaire, écoutait sans être vu leurs chuchotements, larmes et cris. Il s’agit d’une légende très récente, puisque c’est le peintre Caravage, en 1608 qui donna ce nom d’Oreille de Denys à cette cavité résonnante.
Oui, je vous parle là de la Sicile, de la mienne, celle d’où l’on ne revient jamais !
Curieuse, tu cherches le beau, ce qui te nourrit, en architecture, en paysages, en vitrines, sur une assiette, en tableaux, en fringues. Tu t’arrêtes aux devantures des librairies pour voir si tu connais les ouvrages proposés. Tu traverses volontiers une rue pour aller lire le menu d’un restaurant qui a de l’allure. Tu t’aventures dans un champ à l’herbe rebelle pour cueillir un cédrat que nous épluchons en nous réjouissant de ses arômes entêtants. Aimantée par l’émerveillement, tu recherches ce qui produit chez toi une émergence d’émotions.
Tu me guides aussi, alors que ton sens de l’orientation n’est pas une boussole très fiable, ce qui crée parfois entre nous des tensions. Aveugle, il m’est difficile d’accepter qu’avec des yeux on ne voit pas toujours tout ! Mais le ciel est bleu au-dessus de la Sicile et ses agrumes, bleu mandarine, bleu citron, bleu comme l’amour.
Tout au long de nos déambulations dans les rues animées et les marchés criards de Palerme où se côtoient fastes et ruines, une phrase me bourdonne en tête, insistante, d’une autre chanson de Joni Mitchell, Big Yellow Taxi – sa chanson écologique écrite à Hawaii :
They paved paradise and put up a parking lot / Ils ont bétonné le paradis et y ont mis un parking.
Plus loin, nous baguenaudons dans le quartier médiéval de San Martino à Randazzo, à l’ombre du mont Etna. Des nuages joufflus galopent, galopent, enveloppant le volcan aux pentes neigeuses. Et Joni Mitchell de continuer :
"I've looked at clouds from both sides now /À présent j'ai regardé les nuages des deux façons
From up and down, and still somehow /D'en haut et d'en bas, et cependant je ne sais pourquoi
It's cloud illusions I recall /C'est l'illusion des nuages que je retiens."
Sur quoi je rajoute :
Parce que je suis à ton bras, et qu’entre nous le ciel est si vaste que l’on peut rire des nuages qui parfois cachent l’autre, nuages mandarine, nuages citron.
Mais qui est donc ce rastaquouère hirsute et va-nu-pieds, les vêtements couverts de cendres, qui s’approche avec manifestement l’intention de nous apostropher ?
Il pleut doucement. Main dans la main, nous marchons sous des arcades. Tu soupires, tu n’aimes pas la pluie. Moi je ne l’aimais pas jusqu’à ce que je réalise que l’eau est une source de la vie sur terre, et que sans elle… Alors je l’appelle, même si elle doit contrarier mes plans. Welcome rain ! On n’est plus à Woodstock où dans la boue une bande de jeunes en liesse criaient et dansaient : « No rain, no rain ».
L’homme hirsute nous a évités au dernier moment. Il gémit : « Où sont mes sandales ? Où sont mes sandales ? » Je lui réponds, en grec ancien :
— Mais ne te souviens-tu pas, Empédocle, que tu les a abandonnées au bord du cratère de l’Etna avant de te jeter dans le brasier ?
Le philosophe ressuscité aurait-il perdu la mémoire en traversant l’épreuve du feu ? M’entend-il seulement ? Il nous dépasse et poursuit son monologue :
— L’Amour unit, la Haine divise.
Oui, thaumaturge, le monde a faim et soif d’amour, d’attention. C’est indéniable ! Tout ce qui est animé crie, en silence, en vacarme : aime-moi, déteste-moi ; mais en me regardant, en amour, en haine, dis-moi que j’existe !
Dans notre sommeil d’hommes englués dans nos peurs et nos désirs, on aimerait bien qu’un seul visage, comme l’écrivait je ne sais plus quel poète, puisse répondre à tous les noms du monde !
À Cefalù, face à la mer Tyrrhénienne, nous nous régalons d’une salade de fenouil, oranges, oignons rouges, olives noires, persil. Nous sommes dans le bassin méditerranéen, huile d’olive et filet de citron aboutissent ce déjeuner de soleil aux saveurs sucrées salées.
Depuis quelque douze ans, nous parlons en mots clin d’œil où humour et tendresse nous frôlent de leurs ailes en évoquant les cuisines du monde. Taquine, tu te moques de mon attirance pour les petits bouis-bouis où tout est bancal, pas toujours très propre et où je me régale des cuisines de terroir et du parler des voisins de table en tagalog, urdu, sicilien ou marseillais.
Nous avons souvent des opinions, des vues diamétralement opposées. Quand les nuages s’effacent, nous en rions : nos histoires sont différentes, nous n’avons pas les mêmes références, valeurs, modes de relations… Différence, différence.
C’est le pays du gourmet commissaire Montalbano et de son auteur Andrea Camilleri – le commissaire qui fait des tempêtes dans tous les verres d’eau qu’il rencontre. À Castellamare del Golfo, bourgade balnéaire assise sur un promontoire, tu me fais chaque soir la lecture. Nous essayons de démêler les arcanes de l’intrigue policière. Savoureuse complicité dans ce moment privilégié où nous embarquent les phrases d’un auteur choisi ensemble. Il en découle une proximité troublante : les livres, avec leurs histoires et leurs personnages, sont des médiateurs ; ils ouvrent des portes et aident à se dire mille et une choses.
Alors, Eva, quels étonnements nous réserve la prochaine échappée : un ciel d’agrume bleu mandarine qui floconnerait sur nos épaules de joyeux pétales de roses ? ou gourmandises avec crêpe, cidre et sarrasin ? ou lointains fjords et aquavit ?
Vous ne me croyez pas quand je parle de la couleur bleu mandarine du ciel – comme je l’ai déjà dit, je ne me crois pas moi-même, quoique, quoique…
Se souvenir que le mot « poète » est issu de poïeô : fabriquer, créer.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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