10 Février 2023
Allez savoir pourquoi, en entendant le trissement des hirondelles, le mugissement du vent de la steppe, la chute des feuilles dorées des peupliers, Raphaël se dit qu’il lui reste à trouver l’Arbre de Vie.
Très jeune Européen jeté sur les routes du monde, il a tout au plus dix-huit ans. On le retrouve ce matin-là entre effarement et interrogations, flânant dans une bourgade aux maisons de terre au cœur de l’intemporel Afghanistan.
Les premières neiges viennent de tomber sur le col, qu’on ne peut désormais franchir qu’à pied. La route restera impraticable aux véhicules jusqu’au printemps, quand la neige se transformera en eau folâtrant vers les plaines.
Les avions russes ne bombardent pas encore les vallées, les cols. Les petites filles peuvent encore aller à l’école. Ils ne sont pas encore apparus, les Talibans, peut-être sont-ils déjà en germe dans le cerveau malade d’un technocrate lointain qui s’évertue à organiser le monde en actions géopolitiques, ventes d’armes, conflits, alliances d’intérêts.
Tout en marchant, Raphaël médite sur la seule manière de renouer avec l’Arbre qui ne fait pas d’ombre – sans doute ce qu’Ahmed le soufi appelle la foi. Cela pourrait consister à offrir toutes nos feuilles, tout ce que nous avons, en donnant, donnant sans compter jusqu’à ce que la mort n’ait plus rien à prendre.
Entre deux pas en recherche d’équilibre, il se demande si cet Arbre qui ne fait jamais d’ombre existe vraiment, si la mort ne serait pas contraire à la vie, mais plutôt son prolongement… Il marche, pour mettre à l’air libre ses pensées et les offrir au vent. Il marche, pour sentir l’immobilité dans le mouvement.
Sous la calligraphie obscure du ciel automnal, il vagabonde en observant ses pensées, ses sensations, ses émotions. Il n’a pas encore lu Jean Giono : « Si tu n’arrives pas à penser, marche ; si tu penses trop, marche ; si tu penses mal, marche encore. »
Il s’interroge encore et encore. Il assiste à l’éclosion du poète en lui. Des mots lui viennent, des phrases, des questions : peut-on marcher jusqu’à réaliser que le chemin c’est l’espace en prière ?
Pour découvrir ce qu’il est, il voudrait ouvrir les veines de ses rêves et en laisser jaillir le sang jusqu’à l’ultime goutte. Il voudrait que s’écroulent les murs de son monde intérieur, qu’il cesse d’avoir soif devant une source vive, d’avoir froid avec dans sa poche des allumettes et du bois sec à ramasser, d’avoir faim devant une table dressée. Il voudrait, voudrait, et il attend, attend… C’est insupportable. Heureusement que je ne suis pas mon meilleur ami ! estime-t-il, caustique et grimaçant.
Tout en évitant une bouse de yack encore fumante sur le chemin, il se répète qu’il est insupportable, insupportable. Puis il sourit en se demandant s’il se porte lui-même, ou pas ? Dans le verbe supporter, il entend pour la première fois le mot porte : y en a-t-il une à franchir pour au moins devenir son meilleur ami ?
Il sait qu’il ne veut ni clé ni loyer. Il veut être libre, libre, mais il ne sait pas trop ce que c’est que la liberté. Il a quitté la famille, les chemins tracés pour s’immerger au cœur de l’Asie centrale. Merci Joseph Kessel ! Peut-être que le haschich et ses songes colorés y sont pour quelque chose, à moins que ce ne soit l’appel d’une Conscience qui ne fait plus d’ombre, ni à soi ni aux autres.
Il ne sait pas vraiment ce qui l’a entraîné dans ce voyage. Il s’écoute, écoute, mais ses désirs et ses rêves se mélangent, confus. Il commence à pressentir que la liberté ce n’est pas faire ce que l’on veut sans tenir compte des autres. Il voit nettement que cette notion égoïste ne relève que du caprice, du moi je vous emmerde tous. Alors, se demande-t-il, mi interrogatif mi affirmatif, on ne pourrait être libre que d’un faux soi-même… Oui, mais comment ?
Il murmure pour entendre sa voix, peut-être pour y croire, pour se sentir moins seul, que le vrai soi doit aimer l’autre tel qu’il est, le respecter. Être en paix, n’est-ce pas foutre royalement la paix aux autres, à tous les autres ?
Il scrute le ciel vide. Ni ange, ni aigle, ni hélicoptère, ni message. Que sa voix inquiète ! Il est seul. Seul. Il parle au chemin muet qui se lance à l’assaut du ciel vide. Il aimerait que ce soit le chemin qui lui parle ; peut-être parle-t-il aux hommes quand ils finissent par rencontrer le ciel ?
Avant-hier, c’était la première fois qu’il entendait prononcer le mot soufi.
Ahmed est un vieillard de joie et de facéties. « Qui donne au pauvre prête à Dieu », lui a-t-il dit l’autre jour au marché, en lui offrant un verre de thé.
Peut-être athée, peut-être pas, Raphaël s’interroge dans tous ses gestes tandis que le chemin propose à ses pas une courbe accentuée comme une hanche féminine pour lui offrir un tout autre point de vue sur la montagne. On lui a dit que là-haut l’attendent – non, c’est lui qui attend – les six majestueux lacs de Band-e Amir.
Dieu, celui dont parle Ahmed avec de l’or vif dans ses yeux noirs, Allah, est-ce cet Arbre invisible et sans ombre qui rend chaque être, chaque chose visible et singulière ?
Il se revoit marchant main dans la main avec Ahmed, tout en progressant lentement vers les faubourgs de la petite bourgade ramassée sur elle-même pour mieux résister aux frimas de l’hiver. En passant sous les grands peupliers bruissants, le sage vieillard lui a dit :
« Ici, en Afghanistan, on a une phrase populaire : Sans vent, un arbre ne bouge pas. Autrement dit, tout est relation. »
À la nuit venue, l’Ouzbek Suleimani joue du dotâr, son petit frère Ali l’accompagne au daf. La fumée âcre du haschich du nord confère un parfum à chaque corde grattée, pincée, des couleurs aussi à travers lesquelles Raphaël patauge en riant.
Il réalise que quoi qu’il fasse, dise, il attend… Il attend il ne sait quoi, une caravane invisible qui lui ferait signe, un éclair de conscience. Il attend… se répétant en boucle qu’il ne devrait plus attendre !
Attendre c’est reconnaître qu’il lui manque quelque chose. Quelque chose ? Quelqu’un ? Une situation favorable ? En fuyant famille, école, métier, il espérait la liberté, ne plus avoir de comptes à rendre, d’attitude à avoir, de devoirs, ne plus être sanctionné par des notes, des évaluations.
Comme tant d’autres Occidentaux de cette époque, il a pris la route. et il a attendu, encore attendu. Attendu une voiture pour aller plus loin, Rome, Istanbul, Téhéran… Un petit sou pour boire un chocolat chaud, manger un sandwich, une complicité pour alléger sa solitude… Voitures, pièces, rencontres ont pu masquer son attente quelques minutes, quelques heures, mais elle était toujours présente en filigrane.
Attendre de la vie et n’en rien espérer, voilà ce qui peuple son insomnie dans cette nuit afghane. Pour dormir, au pays des loups et des montagnes arides, Raphaël s’est allongé sur un tapis dans une tchaï khana. À ses côtés, d’autres hommes dorment, ronflent, s’agitent. Il ressent le poids du mystère que semble lui conférer le fait de se percevoir étranger. Mais est-il si étranger que cela ? Insomniaque, il attend encore quelque chose. Est-ce le sommeil ou un réveil abrupt qui déchirerait les brumes de la drogue ?
Il se compare, allez savoir pourquoi, à un coureur des bois surpris par la précocité de l’hiver et devant se barricader dans sa cabane ensevelie sous la neige. En attendant… En attendant avec impatience le printemps pour pouvoir enfin aller à la chasse et à la pêche, Raphaël ne réalise pas qu’il donne au temps encore plus de crédibilité. Il n’est pas prisonnier de l’hiver, de sa cabane, mais du temps qu’il crée avec le métier à tisser de l’impatience.
Il finit par s’endormir. Au petit matin, le thé noir du samovar le réchauffe. Ahmed s’assoit à ses côtés sur un entassement de tapis. Après les salutations d’usage, salamaleckum, il lui raconte, sans raison apparente, une histoire de porte. Aurait-il perçu que ne se supportant qu’à petite dose, Raphaël cherchait une porte de sortie ?
Un derviche, en arrivant dans un pays qu'on appelait précisément le Pays des Fous, vit une femme qui portait sur son dos une lourde porte.
— Pourquoi t'es-tu ainsi chargée ? demanda-t-il.
— Parce que, ce matin, en partant au travail, mon mari m'a dit : « Il y a des objets de valeur dans la maison. Que personne ne passe cette porte. » C'est pourquoi, en sortant, j'ai pris la porte avec moi. Pour que personne ne puisse la passer.
— Veux-tu, lui demanda le derviche, que je te dise quelque chose qui rendra complètement inutile le fait de charrier cette porte ?
— Certainement pas, répondit-elle. La seule chose qui pourrait m'aider, c'est de me dire comment rendre cette porte moins lourde.
— Ça, je ne peux pas te le dire, répondit le derviche.
Et Ahmed rit, rit aux éclats. Son visage ridé comme une vieille pomme est toujours très expressif. Raphaël fait une triste mine bien qu’il essaie de présenter un médiocre sourire complice. Il pressent que le fou qui trimballe la porte ce n’est pas la femme de l’histoire mais bien lui. Il termine son thé, et sans mot dire mais en maudissant son sort, il part méditer aux pieds des bouddhas de Bâmiyân, situés à moins d’un kilomètre de la tchaï khana, Ils s’y dressent encore, impassibles colosses de pierre ; les Talibans ne les ont pas encore détruits.
Apprendra-t-il un jour, Raphaël, que le temps est un magicien vagabond qui a plus d’un tour dans sa besace ?
Donnons-lui une piécette d’or, il nous transforme en mendiant.
Si nous attendons quelque chose de lui, nous passons à côté de la vie.
Le temps ne passe pas, c’est nous qui passons.
Ce qui existe meurt.
Dans la dislocation du temps et de l’espace, ce qui est demeure.
En ce temps-là, le bouzkachi, spectacle équestre objet de toutes les passions, était déjà en voie d’extinction. C’est pourtant Toursène, le plus grand des tchopendoz (joueurs de bouzkachi), héros du livre « Les cavaliers » de Kessel, qui, en une nuit de lecture, a convaincu Raphaël de venir en Afghanistan.
On n’entendait pas encore le cri déchirant des femmes afghanes : « Taliban, tu m'interdis d'aller à l'école. Je ne deviendrai jamais médecin. Pense à une chose : un jour tu tomberas malade. »
Qu’est devenu Raphaël ? À toi, lecteur, de l’imaginer.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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