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10 de trèfle

10 de trèfle
10 de trèfle
10 de trèfle

Devant son portail, un 10 de trèfle piétiné.

Je sors de chez elle en sifflotant une lueur musicale qui aromatise les gris du béton et ses angles coupants, ses rides grimaçantes.

Sur mes lèvres la chanson de Kansas, " Dust in the Wind ".

— Qui a déposé là ce 10 de trèfle ? aboient mes gardiens de la raison…

— Et pourquoi pas un joker qui ouvre vers davantage de possibles ?

— Et pourquoi, vous qui voulez tout savoir, tout maîtriser, ne me demandez-vous pas ce qu’augure ce 10 de trèfle ?

Qui ? Comment ? Pourquoi ? STOP !

« Dieu ne joue pas aux dés », disait Einstein en fermant son portail ; je rajoute : ni aux cartes.

Ne voyez-vous pas, gardiens de la raison, combien d’histoires on se raconte pour se faire peur, pour gribouiller du connu sur l’inconnu, pour faire exister moi et le reste, si peu certain que moi ne soit pas guère plus, comme le chantait en 1977 Kansas, qu’une poussière dans le vent ?

Same Old Song  - La même vieille chanson

Just a drop of water in an endless sea
Rien qu'une goutte d'eau dans une mer infinie

All we do
Tout ce que nous faisons

Crumbles to the ground though we refuse to see
S'écroule sur le sol bien que nous refusions de l'admettre

Dust in the wind
De la poussière dans le vent

All we are is dust in the wind
Nous ne sommes que de la poussière dans le vent.

Déroulé, notre ADN serait un très long ruban, vient de m’apprendre France Culture. Pourquoi ne pas commencer par marcher sur son propre chemin d’ ADN  avant d’aller voir ailleurs, comme le dit le nom de l’association éponyme sur la boîte à lettre de sa maison ?

Don't hang on
Ne t'attache pas

Nothing lasts forever but the earth and sky
Rien n'est éternel excepté la Terre et le Ciel

It slips away
Tout s'éloigne doucement

And all your money won't another minute buy
Et toute ta fortune ne t'achètera pas une minute supplémentaire

All we are is dust in the wind
Nous ne sommes que de la poussière dans le vent

(Everything is dust in the wind)
Chaque chose n'est que de la poussière dans le vent

Dans son impasse, il y a un 10 de trèfle, des capotes, un sachet éventré de crack, des canettes de bière, et pourtant on n’est ni à Calcutta ni à Tigussigalpa, non, un jour de grève des éboueurs.

D’humeur maussade, je marche vers les remparts. Je me dis que je pourrais écrire un texte qui commencerait par : " Et dire que… "

… Et dire que jadis, au cimetière du Père Lachaise, j’ai fumé résine et marijuana sur la tombe de Jim Morrison pour me rapprocher de lui ! Son corps avait été rapatrié au U.S.A.

Nos croyances ne sont-elles pas toutes des tombes vides devant lesquelles nous nous prosternons ?

Croyances : nécessaires couleuvres avalées ?

… Et dire que je suis allé à Tigussigalpa parce que le nom me faisait rêver, à Shrinagar également, et que j’y ai rencontré la déception, celle que j’avais semée moi-même dans les sillons de mon imaginaire !

… Et dire qu’ils ont traversé la Lybie, le Soudan, le Sahara, le Baloutchistan, dans des conditions telles que je ne peux même pas les concevoir, laissant derrière eux la famille, les amis, le connu, et qu’ils sont assis là sous la porte des remparts, désœuvrés, désappointés, fumant, causant, s’ennuyant… ! Et si je leur donnais mes presque deux mètres carrés de peau pour qu’ils puissent s’en faire un paravent pour avoir un peu d’intimité la nuit ?

Putain, il en fulgure des idées plus que zarbies dans cette cervelle mienne !

Il faut que je marche, marche pour faire des courants d’air là-dedans, suivre les conseils d’Hippocrate qui aurait diagnostiqué que la marche serait le meilleur remède pour l'homme.

Mais le spécialiste de l’ ADN à France Culture parle encore dans ma tête tandis que je marche sous le pont du chemin-de-fer où se décompose un pigeon mort.

Everything is dust in the wind...
 

Et dire qu’aucune chaussure ne me satisfait pleinement et que marcher nu-pieds sur ce trottoir défoncé ne peut être un projet réjouissant !

… Et dire que nul ne sait combien de temps dure la mort !

STOP, pensée, stop ! Je veux juste descendre de votre carrosse, de votre carrousel, et fredonner, fredonner :

                                                                          Dust in the wind...
Dans l’armurerie au coin du boulevard, derrière la vitrine, des types patibulaires font joujou avec des flingues.

En vrai, en imaginaire : pan pan, ça tire de partout. La guerre pour la came, la guerre dans les regards entre différentes communautés, niches sociales, en bref la guerre avec les autres, mais d’abord avec soi. Très envie de rentrer dans l’armurerie et de leur dire que la vie n’est pas un jeu vidéo.

Poussière dans le vent, poussière dans le vent...

Heureusement, d’une fenêtre entrebâillée, une chanson abrège mes divagations. Je reconnais " Blue moon ", chantée par Stevie Wonder :

Et alors soudain apparait devant moi

Le seul que mes bras n'enlaceront jamais,

L’infini bleu de l’espace qui chuchote :

" S'il te plaît adore-moi. "

Blue moon, blue moon.

Je lève la tête, le sourire complice du ciel m’accueille, sans me demander d’où je viens, qui suis-je, ce que je pense ou pas de ceci ou de cela. D’une autre fenêtre, le petit écran bleu a la fièvre : — Notre pays va bien, pérore un politicien.

Pfff, que de poussières dans le vent ! Ciel, je reviens à toi pour boire, boire toutes tes gammes de bleus, de bleus et de gris, de gris menaçants. 

Une averse me surprend. Je me réfugie chez le boucher qui me donne un os pour le chien que je n’ai pas.

Il pleut, joie de l’oiseau, des racines, des sources invisibles.

Les touristes tirent la gueule. Leurs projets tombent à l’eau, plouf ! Ils n’aiment pas ça. Ils veulent tous du beau temps, du beau temps pour du bon temps. Être en terrasse, à la plage, et faire des barbecues. Quand il n’y aura plus de nuages, plus de pluie, savent-ils qu’ils n’auront que leurs larmes pour mouiller la terre ?

Un clochard rigolard me tend sa bière. Il me donne du « mon frère bois un coup, ça te fera du bien ». Avec la langue asséchée des sources, avec les arbres qui s’extirpent du béton, je réponds poliment :

— Désolé, je n’ai soif que de pluie, pas de médiocre binouze !

Pourquoi les passants n’entendent-ils pas hurler les racines assoiffées ni la liberté de la route sous le bitume?

Mon voisin de comptoir me commente un article du journal La Provence :

— 55 000 piscines dans le Vaucluse, région de contrastes, cinquième département le plus pauvre de métropole, tout ça avec un déficit en eau. Y’a pas quelque chose qui cloche, monsieur ?

Je réponds en traduisant une phrase de la chanson de Kansas :

Nothing lasts forever but the earth and sky - Rien n'est éternel excepté la Terre et le Ciel.

La pluie s’arrête. Je sors sur le boulevard. Une rumeur de foule. Aïe aïe aïe, une manif ! Ça braille dans les haut-parleurs, ça gesticule. Un type livide comme une plaque funéraire m’interpelle :

— La liberté, toi ça te parle ? Viens avec nous !

Ses copains s’époumonent : — Liberté ! Liberté ! Liberté !

J’évite le dialogue. Pas envie de lui dire quelque chose comme : — Mais la liberté que quelqu’un te donnerait ne peut être de la liberté vu qu’il peut te la reprendre à chaque instant.

Leur notion de la liberté est une liberté avec conditions ; des conditions je n’en veux pas, je veux retrouver la conscience libre et rien d’autre.

Plus loin, une plaque indique : Psychothérapeute.

La psychologie me laisse dubitatif, voir que l’on a telle attitude ou réaction c’est le savoir, mais après que fait-t-on de cette information ? Pouvons-nous faire davantage que les passagers du Titanic quand ils ont compris qu’un iceberg avait largement ouvert une brèche irréparable dans la coque de leur bateau ?

Mes gardiens de la raison, qui pour une fois ont de l’humour, me conseillent d’apporter l’os du boucher au soignant pour entendre son diagnostic sur ma santé mentale.

J’hésite devant sa porte avec cette question du jour : la vie, un jeu de choix ou de hasard ? Si je lui donne l’os pour le chien que je n’ai pas, je lui rapporterai la phrase de l’évangéliste endimanché croisé hier après-midi sur l’avenue de la gare :

« Dieu nous a attribué deux mains, une pour recevoir, l’autre pour donner. »

L’autre soir, je fumais une cigarette, et ma voisine coach, en développement personnel, excusez du peu, me regardait avec tout sauf les yeux de la bienveillance, un mot dont sa bouche était pourtant pleine.

Elle essayait de me faire passer le message que ceux qui fument ont un problème et que les problèmes c’est son business. Je la sentais prête à déballer sa boîte à outils pour tenter de resserrer mes vis afin que je puisse poursuivre ma route en toute sécurité.

Agacé, je lui partageai mon constat du moment, une pensée encore plus toxique que la fumée :

— Belle technique, madame. Utiliser les faiblesses des gens et les transformer en culpabilité,  oui c’est un job !

Elle se leva, ce n’était plus ma fumée qui la polluait, mais mes mots coups de couteau. J’ai bu un verre de plus à sa santé et à la tyrannie du bien-être.

Je reste avec mon os à la main. Je sonne ou pas chez le thérapeute ?

Le bien-être est une nouvelle religion : avec ses ayatollahs, ses prophètes, ses codes, son arbre du bien et du mal. On se croyait plus ou moins débarrassé d’un dieu punisseur que l’on avait créé pour se flanquer la trouille et s’imposer des limites. La place libre, débarquent les thérapeutes du new-age. Dieu n’était pas tarifé, eux le sont ! 

Je ne sonne pas, je donnerai l’os au chien du punk qui sirote sa bière devant la porte de l’épicerie.

Sous le pont de chemin-de-fer, le pigeon écrabouillé est encore là. mais de retour au portail, je découvre que le 10 de trèfle a disparu.

Si le 10 de trèfle avait été remplacé par un 7 de carreau, ma ballade en ville aurait-elle été différente ? Les choses arrivent naturellement : un 10 de trèfle, et mon arrogance veut leur attribuer un sens. Que de temps gaspillé pour admettre que le sens d’un événement est tout entier dans cet événement !

On a beau se débarrasser de l’os du boucher pour le chien que l’on n’a pas, reste que longtemps, longtemps on ronge un putain d’os invisible !

                                                           All we are is dust in the windous ...

 

 

10 de trèfle
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Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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