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le trottoir de toutes les infamies

le trottoir de toutes les infamies
le trottoir de toutes les infamies
le trottoir de toutes les infamies

Il rentre chez lui.

Un homme, africain sans doute, est enroulé dans une couverture crasseuse sur le trottoir.

Il se dit que cette situation tragique est une opportunité de mettre à l’épreuve son humanité. 

Il s’approche de l’inconnu, s’agenouille et l’interroge.

L’homme grommelle des mots incompréhensibles. Il est âgé et tremble comme s’il était dévasté par une forte fièvre.

Troublé, emprunté, il dépose dix euros près de la main crispée et sans se retourner ouvre son portail, traverse la cour, pénètre dans sa maison.

Dehors c’est la fin de l’automne, il fait froid et humide. À cette heure les rues sont désespérément vides. Tout le monde est barricadé chez soi.

Il augmente le chauffage, se prépare une soupe de légumes avec un copieux morceau de lard et, rassasié, va se coucher.

Pourtant fatigué, il ne trouve pas le sommeil.

L’homme, dehors, est manifestement très mal en point. Que vont changer les dix euros ?

Il gît à moins de 40 mètres de lui, de lui et de son lit rassurant, de lui et de son estomac rempli, de lui et de sa mauvaise conscience.

En vain il tente quand même de chasser cette pensée mais elle a des crocs qui ne lâchent pas leur proie. Alors il est tenté d’appeler le 115, le Samu social, pour qu’ils viennent porter secours à cet homme en désarroi, mais une autre idée l’accoste : et si ce miséreux se tenait loin de tous les services sociaux parce qu’il est illégal sur le territoire ?

Que faire  sur le plan individuel ?

Lui offrir gîte et couvert ?

Il peut, il a une chambre vide, des courses pour une semaine. Oui, mais après une semaine comment lui dira-t-il de partir tout en sachant que la situation de l’homme restera manifestement identique à celle de ce soir ?

Tourmenté, il tourne et retourne sous sa couette. Et d’un seul coup une pensée insoutenable le harponne.

Il revoit ses voyages à pied à travers le Soudan, l’Éthiopie, le Mali ou la Guinée. Il était jeune, désargenté, mais il avait toujours une solution de rapatriement, une ambassade, une famille qui pouvait l’aider au pays. Lui, il avait le choix. Il avait choisi de voyager désargenté. C’était un luxe de privilégié. Et, soudain, il découvre avec effarement qu’à l’époque il comptait sur l’hospitalité des populations rencontrées, fussent-elles pauvres.

Confus, il s’agite davantage sous sa couette, rallume la lumière. Dans le miroir de la salle de bain, il aperçoit son visage aux traits tirés. Pris dans le piège de l’évidence de son égoïsme, il réalise qu’il trouvait normal d’être recueilli, nourri, logé et entouré d’égards par ces villageois dont la survie dépendait de leur labeur, des saisons, et toujours à la merci d’une invasion destructrice de criquets pèlerins.

Il n’avait jamais osé se regarder sous cet angle, celui qui murmurait doucement pour qu’il ne l’entende pas vraiment : le monde me doit tout, c’est normal, je suis un aventurier.

Il fait une grimace, avale un somnifère pour mettre un couvercle sur cette prise de conscience peu glorieuse.

En se glissant sous la couette, il découvre qu’il n’est pas seul. Le suivent les nombreux villageois qui l’accueillirent, lavèrent ses vêtements poussiéreux, l’hébergèrent dans des cases et avec lui partagèrent le peu qu’ils avaient à manger.

Il les avait remerciés, bien sûr, et avait construit des divagations faussement philosophiques et généralistes qui mirent dans sa bouche ce genre de réflexion :

« Vous savez, moi qui ai beaucoup voyagé, je peux vous dire que les pauvres partagent volontiers, ce qui n’est pas souvent le cas avec les nantis. »

En repensant à ces phrases équivoques, sibyllines, il se dit : — Ferme ta gueule et dors. Toi, tu as un lit. Lui, sur le froid trottoir de toutes les infamies, à trente ou 40 mètres de toi, peut-être agonise-t-il loin des siens. 

Devant ces faits intolérables, entre deux bâillements, il se rassure en se disant que la pauvreté se mesure à l’envie. C’est vrai qu’il connaît des riches envieux et des pauvres qui se contentent du peu qu’ils ont.

Mais dès que se taisent ses errances cérébrales, il réalise qu’ici on parle de misère plus que de pauvreté.

— Ta gueule, ferme-la et dors !

Mais une autre pensée encore plus perturbante l’assaille. Elle lui suggère que peut-être cet homme malade et en désarroi est le fils d’un de ces villageois qui l’ont accueilli, nourri et hébergé.

Dans les brumes délétères du somnifère lui reviennent des bribes du saisissant appel de l’abbé Pierre, le 1er février 1954, qui démontre que les possédants ont plus de sang sur leurs mains d’inconscients que les miséreux qui prennent les armes, agressent ou se révoltent.

L’abbé Pierre, porté par une sainte colère, avait martelé à travers les ondes :

« Les premiers violents, les provocateurs, c’est vous, quand le soir, dans vos belles maisons, vous allez embrasser vos petits enfants, avec votre bonne conscience. »

Lui, il fait partie des gens aisés. Aisé, pas cossu, ni opulent.

Il a de quoi vivre normalement. Ses besoins sont satisfaits. Il peut faire des extras de temps en temps.

Bien sûr, il possède peu en regard des riches mais tellement en comparaison avec les démunis !

Pendant son petit-déjeuner il rallume son smart phone et cherche ce que disait Victor Hugo dans son discours contre la misère, le 9 juillet 1849 :

« Je ne suis pas, messieurs, de ceux qui croient qu'on peut supprimer la souffrance en ce monde ; la souffrance est une loi divine ; mais je suis de ceux qui pensent et qui affirment qu'on peut détruire la misère.

Eh bien, messieurs, je dis que ce sont là des choses qui ne doivent pas être ; je dis que la société doit dépenser toute sa force, toute sa sollicitude, toute son intelligence, toute sa volonté, pour que de telles choses ne soient pas ! Je dis que de tels faits, dans un pays civilisé, engagent la conscience de la société tout entière ; que je m'en sens, moi qui parle, complice et solidaire, et que de tels faits ne sont pas seulement des torts envers l'homme, que ce sont des crimes envers Dieu. »

Quand il sort de chez lui, ouf, l’homme du froid trottoir de toutes les infamies a disparu !

Tout a l’apparence de la rassurante normalité. Les gens sont pressés. Ils font tous plus ou moins la gueule.

Lui, ce matin, il est rattrapé par le poids d’un passé qu’il croyait enfoui à jamais.

Tout à l’heure, en se rasant, il a vu dans le miroir tous ces villageois africains qui en l’hébergeant, en le nourrissant, lui ont donné accès à toutes ces aventures dont il parle aujourd’hui avec fierté.

C’est lourd l’impossibilité de sauver le monde, se dit-il en passant devant la vitrine de la librairie où le livre L’insoutenable légèreté de l’être semble lui faire un clin d’œil.

 
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Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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