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Un article de journal norvégien

Un article de journal norvégien
Un article de journal norvégien
Un article de journal norvégien

El condor pasa, la chanson appartenant au folklore andin et reprise par Simon et Garfunkel, ce matin-
là s’insinue sous ma peau à mesure que le train grignote les pentes de roches noires et d’herbes rases
de la cordillère :
I'rather be a sparrow than a snail
Je préférerais être un moineau plutôt qu'un escargot
Yes I would, if I could, I surely would
Oui j'en serais un, si je le pouvais, j'en serais un sans nul doute
I' rather be a forest than a street
Je préférerais être une forêt plutôt qu'une rue
Yes I would, if I could, I surely would
Oui j'en serais un, si je le pouvais, j'en serais un sans nul doute.

Ces paroles évoquent la condition humaine à travers des images poétiques. Celui qui chante essaie de
s’élever comme le condor pour voir les choses de haut plutôt que de rester au sol.
Une main sur mon épaule et une interrogation : " Do you speak english ? ". Je suis dans le petit train,
rouge et jaune me dit-on, qui tutoie les nuages du Pérou.
Assis au milieu des campesinos dont la plupart mâchouillent des feuilles de coca, j’écoute, je flaire, je
laisse entrer en moi poules, enfants braillards et odeurs de maïs grillé. Un transistor crachotant me
familiarise avec la musique andine qui fait la part belle au charango, à la quena et à la zampoña.
Les gringos sont en première classe, avec, m’a-t-on dit encore, un médecin et des bouteilles d’oxygène, au cas
où ils auraient une quelconque défaillance respiratoire due à l’altitude, le fameux soroche.
Le départ de ce périple en train a eu lieu ce matin en gare de Lima, ville assise sur le littoral de l’océan
Pacifique. Cet étonnant voyage en train a de quoi impressionner ceux qui sont équipés de la vue, au
long de ses 69 tunnels, ses 58 ponts, sa gare de la Galera à presque 4 800 mètres d’altitude et son col
de Ticlio. Qui fait mieux, en 2024 ? Les Chinois, excusez-moi du peu, avec le train Pékin-Lhassa qui
franchit le col de Tanggula à une altitude de 5 072 mètres.
Le gringo débarque dans mon wagon au moment où notre train traverse le viaduc de Verrugas – du
nom de la terrible épidémie qui a décimé les ouvriers du rail en construction dans les années 1870.
Situé au niveau du kilomètre 84, haut de 80 mètres et long de 175 mètres, on l’appelle aussi le Pont
Carrión, en hommage au médecin Daniel Alcides Carrión qui s’était alors inoculé le virus au prix de sa
vie pour tenter de découvrir un traitement pour endiguer l’épidémie dévastatrice.
" Yes, I do speak English".  Et mon interlocuteur, un Norvégien voyageant en première classe,
commence à me raconter une histoire à dormir debout ou à faire dresser les cheveux sur la tête d’un
chauve ! D’emblée, il se prétend clairvoyant. Son bagout d’expert camelot ne laisse aucun répit pour
glisser mon scepticisme pendant qu’il débite son laïus :
« Quand je t’ai aperçu, mec, sur le quai de la gare à Lima, j’ai vu une partie de ton passé défiler dans
mon cerveau d’extra-lucide.
— Mec, t’as pas la date exacte de ma mort pour que je puisse l’arroser la veille avec les amis ? »
Il n’entend pas mon ironie ou feint de ne pas l’entendre. Il m’annonce que je suis français, qu’en
hippie j’ai voyagé sur les chemins de Katmandou, à travers la Syrie en guerre, en Afrique avec une

population d’éleveurs nomades, que me suis mis en danger en traficotant ici et là des papiers et des
voitures, et que j’ai un faible pour la gent féminine… J’en passe et des meilleures !
Pendant un court instant je suis bluffé, mais le sceptique revient en moi comme un cheval sauvage
lancé au galop. Reste que je dois fournir un effort considérable pour endiguer sa parole torrentielle.
Geste de me boucher les oreilles. Je pense lui asséner un uppercut verbal en affirmant que tout cela est
absolument faux, qu’il a dû se tromper de personne et que mon passé n’a rien à voir avec son récit
romanesque.
Sur quoi je me tourne vers le camarade qui m’accompagne dans ce voyage, et fais semblant d’ignorer
le devin scandinave. Celui-ci finit par comprendre que je ne l’écouterai pas davantage et il me révèle,
rigolard, qu’il tient ses informations d’un article de journal.
D’un seul coup me reviennent des images de mon voyage dans le nord de l’Europe, entre deux séjours
en Hollande et en Angleterre où je courais les festivals et concerts de rock. Nettement, je revois ma
rencontre avec une femme insistante tandis que j’attendais le ferry au port norvégien de Kristiansand
pour rejoindre celui d’Hirtshals au Danemark. Elle m’avait abordé et demandé ce que j’attendais.
« Mais monsieur, le ferry part dans quatre heures ! Venez prendre un verre à la maison, j’ai une
voiture. » Un verre ou deux, un repas succinct, et surtout un bombardement de questions qui me
semblaient décalées, intrusives.
Là, dans ce train lancé sur les pentes abruptes de la Cordillère des Andes, ce plaisantin scandinave me
fait réaliser que le premier journal à me consacrer un article était norvégien. Elle était donc journaliste,
la dame curieuse de Kristiansand ! Un éclairage différent, et tout s’explique…
Et le lascar à la langue bien pendue de poursuivre : « Non, je ne suis pas clairvoyant, mec, j’ai
seulement été impressionné par un article de journal qui racontait les errances d’un jeune voyageur
aveugle français. En te croisant en gare de Lima, je me suis dit que ça ne pouvait qu’être que lui – ou
toi, si tu préfères. »
D’un geste conciliant, je l’invite à prendre place sur ma banquette de bois et je confirme que je suis
bien le français voyageur du journal norvégien. L’inévitable interrogation s’ensuit :
« Mais, mec, voyager sans rien voir, quel est l’intérêt ? »
— Petite précision, mon cher faux clairvoyant, ce n’est pas la vue qui te permet de voir mais
l’attention que tu portes à tes yeux. C’est la qualité d’attention qui nous fait connaître notre
environnement plus que nos sens. “Un être humain entièrement attentif connaîtrait entièrement
l’univers”, nous disent les sages. Ce qui porte préjudice à l’attention, c’est l’anxiété, la distraction, en
résumé l’absence de disponibilité… »
Mais je cesse là mes explications, vu que le questionneur a déjà détourné son attention vers quelque autre 
objet, sans doute visuel, comme le paysage grandiose des Andes ou un tout autre détail qui m’échappe.
Mais avant qu’arrive notre train des nuages en gare de Huancayo, je vous partage ces lignes sur
lesquelles je médite souvent :
« Le mécanisme de l’attention, écrit Jacques Lusseyran dans son indispensable livre Le monde
commence aujourd’hui, me fait songer à celui de la mémoire. De même que les premières notes d’une
mélodie, retrouvées par hasard, s’accrochent aux suivantes et ressuscitent la musique tout entière, de
même la première perception attentive provoque la venue — le retour, devrais-je dire — d’une portion
tout entière du monde. Le retour, oui : l’univers apparaît à la façon d’un souvenir. Le paysage que je
découvre, que je suis venu jusque dans la lointaine Amérique pour tenir devant moi, il m’attendait
quelque part, je le contenais depuis toujours. Ma perception d’aujourd’hui ne fait que l’actualiser, le
rendre urgent.
 L’attention révèle cette absolue préexistence de toutes les parties du monde en moi.
 Préexistence ou coexistence ? Je n’en déciderai pas. Mais à coup sûr, familiarité totale, mouvement
continu de toute chose à toute autre. C’est une grande merveille : je ne puis nommer le fait
autrement. »

En voyage, il me plaît de songer à ceux qui m’ont précédé, scientifiques, aventuriers à la recherche des
vestiges de civilisations précolombiennes, ethnologues et autres pionniers. Et quoi qu’il m’advienne en
termes d’adversité, je me dis qu’il n’y a rien de comparable avec les aventures d’antan. Citons, pour
étayer mes propos, trois Charles qui ont bourlingué dans cette partie du globe. Le premier, Charles-
Marie de La Condamine, géographe, homme de science, qui, en 1735, partira une décennie en
expédition en Amérique du sud pour mesurer un angle de méridien et tenter de définir la forme de la
terre. Un Charles encore, explorateur et diplomate celui-ci : Charles Wiener, qui arpentera fin dix-
neuvième siècle le Pérou et la Bolivie. Et pour conclure, un autre Charles, botaniste, naturaliste, le
plus célèbre : Charles Darwin, avec sa théorie de l’évolution, qui voyagera de 1832 à 1835 du Brésil
au Pérou et étudiera faune et flore aux îles Galapagos.
En regard de leurs aventures, mes voyages sont de la distraction, du luxe, un choix. Je peux les
interrompre en appelant amis, famille, revenir en sautant dans un avion. Les trois Charles et tant
d’autres, cartographes, missionnaires, voyageaient sans filet et la plupart du temps avec un objectif.
Amusant, j’apprends que le Norvégien se prénomme Karl, un autre Charles…

Un article de journal norvégien
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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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