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Ouvrir les yeux à un aveugle

Ouvrir les yeux à un aveugle
Ouvrir les yeux à un aveugle
Ouvrir les yeux à un aveugle

À pied à travers une brousse exubérante, nous atteignons la frontière du Zaïre, devenu aujourd’hui la République démocratique du Congo. Plus précisément, nous sommes entrés dans ce pays par des chemins de traverse, de manière irrégulière, en évitant le poste de douane, par goût de la transgression et de l’insubordination. Nous apprenons des villageois qu’il y a en cette époque trouble des risques de contrôles, notamment de la part de l’armée. Nous faisons demi-tour, revenons au Soudan et nous présentons à la frontière Zaïroise comme si de rien n’était. Nous attend là un dialogue ubuesque.

Luca, un douanier indélicat, véreux, nous demande de faire une déclaration concernant les valeurs en notre possession. Pour résumer, nous sommes dans le rouge, point de vue finance, environ 200 dollars traînent dans nos poches pourtant pas trouées. Nous comprenons qu’il convient d’en déclarer davantage si nous ne voulons pas d’ennuis et surtout si nous souhaitons être admis en terre zaïroise de manière légale. Jim écrit qu’à nous deux, nous sommes les heureux détenteurs de 700 dollars. Il déclare et il signe, et j’ajoute ma patte de mouche signataire.

Luca, vieux renard roublard, ne prend pas le temps de respirer et s’introduit directement dans la faille.

« Je peux voir vos valeurs messieurs ? »

Stupéfaction ! Qui de nous deux va parler le premier, inventer une histoire qui redonnerait un peu de cohérence à notre duperie ? Notre silence dure trop. Il parle trop haut, révélant que nous sommes coupables. Pas bon tout ça. Je prends la parole sans savoir vraiment ce que je vais dire :

« C’est-à-dire, monsieur, pour vous dire la vérité, à Juba nous nous sommes fait dévaliser. Nous n’osions pas le mentionner car en général les Africains sont d’honnêtes gens, et nous ne voulions pas être… disons ingrats. Vous savez, nous devons beaucoup à la fantastique hospitalité africaine. Vous comprenez, nous ne souhaitions pas mettre en lumière un incident aussi bénin, que de toute façon nous allons pouvoir réparer grâce à nos familles qui vont nous expédier de l’argent dans la belle ville de Kivu. »

Pour tenter d’éveiller un peu d’empathie dans le cœur vénal de notre prédateur aux abois, je mentionne Kivu, ville dont il est originaire. Dès notre arrivée à ce qui lui tient lieu de poste de douane, il s’était empressé de se présenter à nous en démontrant qu’il n’était pas un de ces sauvages de la brousse, mais bien un homme éduqué qui a grandi au bord du lac Kivu.

Je trouve, en m’écoutant inventer cette mystification, que je ne m’en sors pas trop mal, mais Luca ne partage pas mon avis. Certes mes mots mettent en avant la gentillesse des populations de son continent, mais ça ne lui rapporte rien. Il n’écoute pas mes flagorneries. Il a un plan, le bougre. Il se lève en bousculant sa chaise et disparaît dans une autre pièce. J’entends qu’il chahute des tiroirs en respirant anormalement fort. Et d’un seul coup, silence. Luca soudainement respire paisiblement. J’en conclus qu’il a dégoté ce qu’il cherchait avec empressement. En effet il revient vers nous en brandissant un document. Il le tend à Jim qui le parcourt en silence.

Luca, doucereux, patelin – je l’imagine se frottant les mains ou le ventre de contentement :

« Vous avez lu, monsieur, ce document officiel ? Vous avez fait une fausse déclaration de valeur, vous devez payer à l’État la différence. Vous avez annoncé avoir en votre possession 700 dollars et vous en avez 200 ; vous devez nous remettre les 500 dollars de différence. » Puis, menaçant : « Autrement, je dois vous remettre aux autorités. »

Moi, stupéfait et ne trouvant que l’ironie pour répondre à l’absurde de la situation : « Mais nous n’avons que 200 dollars ! Comment pourrions-nous vous remettre 500 dollars, même au sacrosaint nom de la loi toute puissante ? »

Luca : « Je n’y peux rien, c’est la loi, monsieur, et dans votre pays vous respectez la loi, ici aussi. »

Aïe, aïe, aïe, ça sent mauvais ! je vois déjà les geôles africaines, des empêchements de contacter l’ambassade de France, de la maltraitance. La corruption est définitivement une hémorragie difficile à endiguer. Ca tourne vite dans ma tête et dans celle de Jim, je suppose. Je ne m’avoue pas vaincu. Jamais. Il doit y avoir une solution, une issue, un dieu pour les tricheurs…

 

Quand d’un seul coup, une tornade d’homme fait irruption dans la pièce minable qui tient lieu de douane à mille lieues de toute cité organisée. Une voix tonitruante :

« Je m’appelle père Joseph, je suis comme le missionnaire Fargues  “Les racines du ciel” de Romain Gary, toujours du côté de la liberté comme lui était prêt à passer dans le camp des vipères si elles le lui demandaient pour servir dieu. Attendez-moi dehors. »

Nous nous retrouvons sur la piste rouge, sous d’immenses arbres, sans comprendre ce qui se passe.

Je dis à Jim : « Tu vois, il y a bien un dieu pour les tricheurs, il nous a envoyé son émissaire. »

Le père Joseph a claqué la porte du bureau, malgré tout des éclats de voix nous parviennent. La rencontre entre les deux hommes est houleuse. En quoi sommes nous concernés ? À peine le temps d’une cigarette, notre homme jaillit, soufflant et jubilant. Il nous attrape chacun par un bras et nous invite à grimper en toute hâte dans sa voiture déglinguée.

Démarrage en trombe. Il faut nous éloigner le plus possible d’Aba, cette bourgade de province orientale du Zaïre, car le coco Luca – il parle du douanier – pourrait revenir rapidement sur sa décision. « Et mieux vaut que vous le sachiez, cette fois-ci je ne pourrai plus intervenir.

— Mais qu’avez-vous fait, père Joseph ?

— Le coco Luca avait une dette envers moi, il vient de la payer en vous relâchant. Filez les gars, loin de ses griffes, c’est un rapace dangereux. À la seconde capture, vous êtes, permettez-moi le mot, dans la merde jusqu’au cou et plus que ça même ! »

Nous apprenons que nous sommes dans le district du Haut-Uele, territoire de Faradje. Nous n’avons pas de carte routière, l’auto-stop nous sème où bon lui semble ! Nous avons eu peur, très peur, disons-le franchement, et maintenant c’est nous qui avons une dette envers le père Joseph. Le reverrons-nous sur notre chemin de vagabonds pour nous en acquitter ? Probablement pas. Qu’importe, il n’a pas agi ainsi pour être remercié. Il l’a fait en conformité avec sa nature. C’est, au bout du compte, la seule manière de se coucher chaque soir avec légèreté, avec la sensation euphorisante d’avoir fait ce qu’au mieux nous pouvions.

À ce pic de cérébralité, de réflexion, s’impose une des idées maîtresses qui gouvernera plus tard ma vie : quand quelqu’un me fait du bien, la meilleure manière de le remercier est d’être à mon tour serviable avec la prochaine personne en difficulté. J’appelle cela faire tourner la roue de la bienveillance en rompant avec la redevabilité de personne à personne.

 

Merci père Joseph, tu m’as ouvert les yeux, les vrais, ceux de l’esprit. Je peux continuer à ne pas voir avec mes globes oculaires tout en demeurant en paix.

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À propos

Jean-Pierre Brouillaud

Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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