13 Janvier 2016
Non il ne suffit pas de se dévêtir pour être nu, pas plus qu’il ne suffirait de toucher quelqu’un pour être en relation.
Je ne savais pourquoi de telles pensées transitaient par ma tête tandis que je marchais au bras de Mona dans les ombreuses venelles d’une médina. Je sentais qu’un feu de désir entourait ses reins et son ventre, plongeant son triangle embrasé entre ses cuisses frémissantes.
A première vue il m’appelait, m’appelait par ses humidités brûlantes, ses urgences à être complété, pénétré, assouvi.
J’avais, si je me laissais conduire par ce qui venait, envie de suivre et de répondre à cette urgence de complémentarité que le bas ondulant de son buste hurlait en chaudes turbulences. Mais désormais je savais que le sexe n’existe pas que par le manque, par son envie d’être étanché, autrement j’aurais poussé cette femme en buveuses concavités sous une voûte obscure et j’aurais additionné ma tentation à la sienne
Que ce soit un besoin de faire l’amour de manière romantique et civilisée ou de baiser comme un soudard, cela procède d’une sorte d’appropriation, d’une manipulation du désir premier qui donne mouvement et forme à ce qui apparaît.
Le sexe est une expression du désir et le désir est partout, partout.
Il est le mouvement et les innombrables formes de l’être. Les myriades de visages du Sans-visage, le levain des apparences.
Quand nous l’asservissons à notre seul intérêt, il semble chercher à réunir les polarités contraires, faisant, par exemple dans le cas de la femme et de l’homme en recherche d’aventures, un désirant et une désirée, et on appelle cela une histoire de baise ou d’amour. C’est selon notre culture ou notre degré d’humour.
L’être en mouvement qui prend forme devient ici pierre, ici poussière, ici les cheveux aquatiques de cette fontaine qui par sa claire radiance sonore soulageait ma gorge desséchée.
Nous marchions, incandescents, sur des pavés disjoints entre d’étroites coulées de murs aveugles.
Nous étions silencieux. Nos mots étaient comme taris par la chaleur accablante.
Ce que nous souhaitions, la rencontre de nos corps, était là-bas, devant nous, décalée, trop éloignée, dans la pièce qui nous attendait, dans un futur qui faisait mal parce que le futur ce n’est pas le présent.
Il porte en lui, le futur, la possibilité de ne pas se réaliser comme nous le souhaiterions . C’est en cela que nous le désirons tout en l’appréhendant.
Nous offrions sans doute l’apparence de deux touristes paisibles flânant dans une médina, mais en réalité notre impatience nous projetait dans l’avenir, dans une intensité paradoxale.
Le présent nous était étranger car nous ne le désirions pas.
La temporalité, cet espace qui sépare deux événements, était synonyme de frustration aigüe .
Et comme nous n’avions pas le pouvoir de transformer le paysage en une chambre intime pour laisser s’exprimer ce qui nous dévorait, nous le trouvions par trop matériel, résistant.
C’était aux heures immobiles, celles du magyal quotidien où les gens mâchaient les vertes feuilles euphorisantes du quât tout en devisant autour d’un thé dans leurs maisons à plusieurs étages et aux murs sans fenêtre.
Par d’instinctives pressions de la main, Mona m’indiquait les escaliers ou me signifiait de me rapprocher d’elle pour nous laisser croiser par de rares passants, des femmes encloses sous le noir niqab - voile intégral complété par une étoffe ne laissant apparaître qu’une fente pour les yeux – ou par un âne ou un chien errant.
Une contamination invisible réveillait le désir de désirer.
Toutes les alternances, la lumière et l’ombre, le silence et le bruit, la fraîcheur relative et la chaleur crue, semblaient dire l’enlacement éternel d’Eros et d’Aphrodite.
Il faisait atrocement chaud et nos corps s’appelaient. Ils s’appelaient depuis une semaine, depuis que nous nous étions rencontrés sur ce plateau désolé où jamais nous ne fûmes seuls en tête-à-tête. Mais ils étaient tous partis, rentrant pour certains au pays, avec le plein de photos et de souvenirs, ou filant vers le littoral pour échapper au vent brûlant de ce désert d’altitude. Il ne restait plus que nous deux, nous deux en feu de désir marchant en hésitation dans ce dédale de ruelles jonché d’immondices.
Nous finîmes par rejoindre le mafraj chez Mohamed, son salon de réception avec tapis, canapé bas avec de gros accoudoirs, fenêtres à vitraux, qu’il nous prêtait, comme convenu, pour un hébergement temporel.
A peine étions nous dans le mafraj que Mona se dévêtit d’un seul geste avant même que j’eus le temps de l’enlacer et de laisser couler sur sa peau gourmande soieries et cotonnades. Ca allait vite, trop vite à mon goût.
Elle allongea son corps d’algues sur le tapis et je ressentis la focalisation de ses prunelles dilatées sur ce qui pouvait faire de moi une masculine capacité à éteindre son désir. D’emblée elle me réduisait, chosifiait, à l’état d’objet sexué.
Il y eut alors une rupture, une dissension au sein même de la créatrice puissance, qui estompa la féminisation de la pièce.
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Je bloquai quand même l’imposante porte cloutée avec un semblant de meuble pour retarder l’éventuelle irruption d’un visiteur qui à coup sûr eût été inopportune et combien fâcheuse. Je savais que Mohamed était parti mâcher du quât chez de lointains voisins pour parler affaires, et je me rassurai, en me répétant sans trop y croire, que les femmes de la maison n’oseraient pas se montrer à des étrangers. Puis un peu machinalement, je me dégageai de mes vêtements qui tombèrent en tas à mes pieds.
Avec une infime oppression au creux de la poitrine, je m’assis près de cette femme en creux et en crue. Mes lèvres frôlèrent sa bouche avec un mélange d’appréhension et d’envies vacillantes.
Maintenant que je n’étais plus tendu vers un avenir souriant, je voulais prendre mon temps, notre temps pour devenir le sourire du présent sans après.
Jusque-là mes mains comme mon corps entier étaient ouvertes à l’inconnu, mais je découvrais brusquement que Mona ne se laissait vivre le désir qu’à travers des clichés. Pour moi son désir ne devenait alors qu’une invitation à la répétition de rituels amoureux déjà mille et une fois joués dans d’autre lieux et avec d’autres corps. Je ne fis pas montre de ma déception. Je décidai de jouer le même jeu qu’elle.
A partir de cette atomisation, la femme et l’homme, opalescents reflets d’eux-mêmes, se prirent en techniciens du plaisir, cherchant les endroits favorables, les positions remplissant au plus près les vides.
Ils glissèrent sur les dalles de terre cuite, escaladèrent le divan, firent, rivés l’un à l’autre, d’acrobatiques pirouettes amoureuses.
Quand le muezzin appela les fidèles à la prière du haut du phallique minaret, son exhortation mit mon corps en prière, prière d’infiniser le désir et non de le satisfaire.
Sur une petite table en mosaïque un encens à la rose mêlait son parfum lourd aux perles de sueur âcre qui coulaient leurs ruisselets humides dans les chemins creux de Mona.
Derrière le moucharabieh qui tenait lieu d’ouverture tronquée sur la rue, la ville se disait en braiments d’ânes, en clairs tintements de clochettes des porteurs d’eau, en cris de vendeurs ambulants, en gutturales discussions des flâneurs.
L’ombre du mafraj exsudait la poussière et ses murs au dehors, violentés par un soleil inquisiteur, semblaient retenir la soif dans la terre qui jointait les pierres craquelées.
Une odeur de fruits blets, de fumée mentholée de narguilés et de transpiration de cheveux sur les oreillers incertains racontaient l’ancestrale demeure où une femme et un homme s’offraient l’un à l’autre.
Aucune voix de femme dans le paysage sonore. Nous étions en terre d’Islam et nous devions rester discrets, mutiques, même si les élans de l’amour pouvaient nous transporter vers de jubilatoires paroxysmes.
Ici c’était l’érection vocale du muezzin qui invitait à l’union métaphysique entre le ciel et les fidèles. Nous pûmes l’offenser et attirer sur nous damnation et vindicte en criant à profusion les joies de terrestres enthousiasmes témoignant la femme et l’homme en célébration.
Bien que le plaisir fût au rendez-vous entre nous, nous ne trouvâmes pas la fréquence qui peut accorder et élargir deux êtres en amour.
Mona avait un corps de moineau inquiet, sa bouche, ses mains étaient comme bec, griffes, tourbillon d’ailes et de plumes. Elle ne s’offrait pas, elle prenait. Mes mains ne pouvaient pas rentrer en relation, en résonance avec sa peau, son agitation vers la jouissance à rejoindre à tout prix faisant d’elles des papillons affolés.
En fait elle avait un corps de monologue, un rapport autiste au plaisir.
Je saisissais enfin pourquoi m’était venue cette phrase alors incompréhensible : non il ne suffit pas de se dévêtir pour être nu.
Bien que physiquement elle était intégralement nue, curieusement elle semblait encore vêtue, voilée de son passé, de ses habitudes, d’une tension vers une forme de jouissance non partageable.
Une radio, à moins que ce ne fut une cassette, déploya la musique et la voix de Oum Kalsoum, voix capiteuse comme du santal, voix d’intrigues amoureuses derrières des rideaux épais, arabesques musicales ondulantes comme une immense chevelure de femme jetée dans la tempête ou la fièvre de l’amour.
Un parfum d’encens à la rose conjugué à une effluve de cuir mal tanné qui nuageait au-dessus d’un pouf, le martèlement des dinandiers et autres chaudronniers, la sueur de deux corps repus, envahirent le crépuscule.
Mona me décrivait les jeux de la lumière que filtraient les deux fenêtres ouvragées ornées en leur sommet de vitraux en demie lune, ici appelés qamariyas, quand Mohamed frappa à la porte. Quand je l’ouvris, trente seconde plus tard, le temps de se rhabiller en hâte et de retirer le meuble, je découvris mon ami écartelé entre l’indignation et la colère. Il comprit je crois ce que nous venions de faire dans sa salle de réception.
Il était outré et je lui annonçai en montrant bêtement mon téléphone portable qu’un imprévu nous obligeait à quitter la ville instantanément.
Il bredouilla des mots désordonnés, manifestement contrarié, mais je ne voulais pas me justifier ni m’expliquer sur ce que je venais de vivre avec cette femme qu’il n’avait jamais vu.
Nous partîmes aussitôt pour ne pas faire directement face aux conséquences de nos actes, trouvâmes un petit hôtel enchâssé dans le lacis des ruelles ombreuses et fîmes l’amour et du tourisme au pays de l’Arabie heureuse , appelée aujourd'hui Yémen, jusqu’à ce que deux avions nous enlèvent vers nos continents respectifs.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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