24 Février 2013
" Ce n’est pas nous qui aimons, c’est l’amour qui aime à travers nous; si c’est nous, c’est la peur qui fait semblant d’aimer. La peur n’aime pas, elle calcule, emprisonne l’autre, fait de lui un objet qu’elle veut garder pour toujours. La peur veut de l’éternel, l’amour se nourrit d’elle-même et nourrit ce qui passe."
J’écoutai cette femme adepte de je ne savais trop quel illuminé indien ou autre. Elle nous invitait à pratiquer la méditation et à quitter les drogues. Pour cela elle utilisait les noms de nos icônes:
Carlos Santana lui-même a choisi la méditation, John Mclaughfin également.
Dans un anglais approximatif, elle ne s’adressait pas directement à moi, mais à notre petit groupe très composite assis autour du sacrosaint tchaï indien. C’était les années Goa, au sud-ouest de l’Inde, longues plages où la mer d’Arabie venait murmurer des légendes qui séduisaient les voyageurs occidentaux.
Je me vis me lever sans que j’en sache la raison. J’étais aimanté mais ce n’est pas le mot adéquat car en fait j’allais droit devant moi sans savoir ni où ni pourquoi. Il n’y avait pas de désir, de désir conscient. Si j’avais été attiré ça aurait été par quelque chose ou quelqu’un. Je faisais les choses naturellement. Ce qui était troublant c’était de me découvrir me levant et me dirigeant comme si je voyais. Ce déplacement relevait d’une spontanéité, une mise en marche sans moteur.
Ecrire cela, c’est encore excessif, paré d’atouts abusifs, mais si ce n’est pas tout à fait cela, c’est assez fidèle à ce qui se déroulait . Toujours est-il que je marchais sans volonté propre et sans objectif connu de moi. Des bras accueillants s’ouvrirent sur mon corps en marche. Je m’arrêtais. Une main prit la mienne et un rire complice accompagna ma découverte tactile. J’étais dans les bras hospitaliers d’une femme inconnue. Elle me fît tâter son crâne rasé. En ce que je pris pour de l’allemand, elle me parla avec une voix basse et chaude . Je compris le nom du Bouddha car elle le répéta avec insistance. Je souris en pensant à sa tonsure et me dis qu’elle devait se prendre pour une nonne bouddhiste, ce qui me parut plausible vu qu’en ces temps de tous les possibles nous cherchions nous ne savions quoi à travers tellement d’expériences diverses et parfois exotiques.
Main dans la main , nous nous mîmes avec un immense naturel à escalader une petite colline dont la jungle éparse était dominée d’anacardiers. Les fleurs de ces arbustes, blanches et roses, si je me rappelais bien la description que l’on m’en avait faite récemment, exhalaient un parfum d’une suavité extrême. En contre-bas, assourdissante, la mer, longs muscles d’eau infatigables.
Cette femme me guidait comme si elle avait toujours fait cela. Je la suivais comme si c’était naturel d’aller avec n’importe qui sans même connaître notre destination. Elle me parlait en allemand. Je ne comprenais rien à ses chuchotements en voix de houle et de rocaille calcinée, mais c’était bien ainsi. Je souriais car j’étais d’accord avec tout ce qu’elle disait et même avec ce qu’elle taisait en silences consistants.
Nous arrivâmes près d’habitations, chiens japants en reculant, cochons grattants, grognants, fouissants, poules affolées, légers chuintements de tongs et de savates diverses traînées dans la poussière. Un sourire se dessina sur mes lèvres, je me disais que les indiens ont une démarche reconnaissable, nonchalante à souhait, comme si le ciel avec son panthéon de divinités innombrables reposait sur leurs épaules . Nous quittâmes l’allée centrale et nous nous engageâmes dans un étroit passage sablonneux. Nous franchîmes le seuil d’une porte grande ouverte, ce devait être une immense salle. Ca sentait un désinfectant qui piquait le nez à moins que ce ne fut un anti-moustique. Une radio grésillait une chanson de Lata Mangeshkar. Wada na tod, chantait-elle avec sa voix nasillarde et pointue, un standard de la variété indienne.
Je réalisai que mon guide au féminin récupérait à la réception de son hôtel sans doute la clef de sa chambre. Cela encore me parut naturel. Nous gravîmes un escalier, elle se mit à fredonner une mélopée lente et obsédante. A ce moment-là elle devint chamelière. Allez savoir pourquoi! Les murs prirent la couleur d’un désert de sel et de cendre veiné d’escarbilles rubescentes. Le mot mirage secoua ses grains de sable hasardeux dans ma mémoire phosphorescente. Une appréhension lourde comme la massue d’un géant éclata la géode de la confiance qui me conduisait de nulle part à nulle part. L‘effroi, ce nomade sans adresse, me fit devenir point d’interrogation: mais où était la mosquée ensevelie? L’anxiété prenait la forme de cette question absurde.
Nous nous arrêtâmes au deuxième étage, devant une porte de chambre. J’entendis des singes se battre et se poursuivre. Ils faisaient un prodigieux tohu-bohu en courant et piaillant sur les tôles du toit. Les milans fendaient le ciel lourd comme du plomb de leurs cris éraillés.
Et sans crier gare, elle me parla dans un français tout à fait convenable. A peine en fus-je étonné, c’était le temps des miracles et l’on ne demande pas d’où ils viennent ni s’ils ne se sont pas trompés d’adresse. Elle se planta solidement devant moi, son regard transperça la mort de mes yeux pour rejoindre un espace vivant qui voit, qui sait qu’il voit. Il ne voit pas quelque chose, mais il voit et se voit. Cette relation directe et sans voile devint vite insoutenable. Plus exactement le mirage moi la transforma en quelque chose d'intolérable : une manière de tenter de comprendre l'insondable en le pervertissant en quelque chose. Pour me ressaisir, je voulus embrasser cette inconnue au crâne rasé. C’était rassurant un tel acte. Désert, mirage, mosquée ensevelie ne me rattrapaient plus. Peut-être, me dis-je, que ces images appartenaient à une vie d’avant ou à des refoulements à qui j’avais involontairement relâché la bride. Peut-être, mais pas sûr! Et après tout , en cette époque de tous les affranchissements, c’était le moment de montrer mon désir et de relâcher mes phéromones conquérants. Une femme qui me conduisait avec autant de liberté vers sa chambre d’hôtel ne pouvait attendre que cette démonstration, pensai-je sans l’ombre d’un doute.
Elle me repoussa durement mais avec de la tendresse.
- Ce n’est pas toi qui agit là mais ce que ferait un homme collectif dans de telles circonstances, me souffla-t-elle avec une force placide. Et elle ajouta énigmatique : - Et c’st toi qui m’intéresse, toi, que toi, pas les autres dans toi!
Sur ce, elle ouvrit sans autre commentaire la porte de ce qui devait être sa chambre.
Des effluves d’huiles essentielles, du santal dulcifié d’agrumes, mandarine, peut-être, pomélo, j’étais trop retourné pour attribuer des noms aux choses, s’échappa du frémissement de tissu léger qui dansait autour de son corps désirable. Je notai que je n’avais pas remarqué ce tourbillon discret de parfum lorsque nous marchions sur la colline.
Je fis un pas en avant, hésitant. J’étais déconcerté. Je l’intéressais mais elle ne semblait pas vouloir de moi. Qu’est-ce que tout cela signifiait ? Avais-je à faire à une extravagante de haut vol comme l’on en rencontrait sur les routes de cette époque où soufflait un vent d’innocence et de créativité . J’étais aux aguets, décidant de ne plus agir avant d’en savoir plus, d’apprendre le mode d’emploi si toutefois celui-ci existait !
- Tu ne rentres pas dans la chambre d’une femme à conquérir mais dans un espace vierge de tout passé où tout est possible pour que le tout s’accomplisse!
Cette phrase oh combien galactique ne m’aidait pas. Je me sentais à la fois impressionné et obscurément inconfortable. Je me demandais si cette femme était d’une extrême sagesse ou d’une folie ordinaire, mélange de tyrannie et de narcissisme.
Mais comment obtenir une réponse définitive ? Comment être sûr de quoique ce soit ? La chose qui paraissait certaine c’est que je n’étais pas dans un « plan de drague normal», mais je n’en savais pas plus. Et cocasse clin d’œil de la vie, un couple était en plein ébat amoureux dans la chambre d’à côté. Même un malentendant eut perçu cette effusion des corps !
La Bouddhate comme je l’appellerai plus tard, jamais je ne connaîtrai son prénom, sembla lire dans mes pensées :
- Il n’y a pas que cette manière-là de faire l’amour, dit-elle en m’invitant à m’asseoir par terre en face d’elle , à même le parquet. Et je sentis sa bouche, rose cavité aguichante, tout près de la mienne . Ma salive devint soucieuse , recroquevillée sur des aspirations entravées. Son souffle chaud frôlait mes lèvres resserrées sur un scepticisme à peine contenu.
Je ne saurai dire comment cela se déclencha mais nous nous retrouvâmes à boire nos inspirations-expirations mutuelles. Nous inspirions l’air de l’autre jusqu’à ce qu’un seul souffle nous relie. C’était comme s’il n’y avait qu’un seul mouvement, un prendre-donner l’air qui circulait librement entre nous. Puis la Bouddhate prit mes mains et les mélangea aux siennes. C’était elle qui induisait ce rituel, j’obéissai et un diapason organique nous accordait l’un à l’autre, l’un avec l’autre.
Nos mains se caressèrent un temps, le temps de l’intimité, étrangères l’une à l’autre, au début, un peu sur leur réserve. Puis elles se parlèrent en langage de peau, frôlements sensitifs, relations encore superficielles. Distance. Et pendant ce temps d’approche, nous continuions à nous inspirer-expirer mutuellement assis l’un en face de l’autre. Quelque chose se modifia imperceptiblement. On aurait pu dire qu’un surplus d’oxygène déversait sur nous sa coupe de champagne dont l’éclatement des bulles nous immergea dans le même torrent d’allégresse.
Nos mains se tournèrent autour comme deux oiseaux en parades amoureuses, puis elles cessèrent d’être étrangères l’une pour l’autre. Il y eut alors comme un fil ténu qui les relia. Désormais on ne pouvait dire laquelle entraînait l’autre. L’enchantement quantique et amoureux s’élargit peu à peu à nos corps. Et comme nos mains, nos bustes, le mien bougeait d’avant en arrière sans que le mirage moi y soit pour quelque chose, était-ce une réminiscence remontant de l’âge de la mosquée enterrée, du désert de sel et de cendre, ou encore d’antiques pratiques d’invocations musulmanes comme le dhikr? Toujours est-il qu’ils s’influencèrent à distance.
Un physicien quantique aurait eu confirmation que les particules n’existent pas en dehors de leurs interactions. C’était une danse irréfléchie, et le mouvement apporta peu à peu une volupté, une densité, mais méfions-nous des descriptions, n’oublions pas que l’observateur dérange et modifie ce qu’il ressent ou voit.
On ne décrit pas la réalité mais uniquement l’information que l’on perçoit d’elle.
Ce n’était plus concevable de dissocier Eros «amour» d’Himeros "désir" !
Une extase férocement incarnée fit souffler une pluie de roses et de jasmins sur les harpes de nos cordes vocales.
J’eus la sensation sinesthésique que le corps musical de cette femme était à la fois constitué de la symphonie numéro trois d’Henryk Gorecki, minimaliste, silence et vagues sonores respirantes, et en même temps, électrique comme la guitare (Fender Stratocaster) de Jimi Hendrix.
Je compris enfin ce qu’avait pu éprouver henry Miller lorsqu’il découvrit pour la toute première fois un ouvrage de Dostoïevski : «la terre s’arrêta de tourner» nous livrera-t-il avec sa formidable verve déréglée. Désormais je faisais mienne cette déclaration, certes outrancière pour celui qui n’a pas été chaviré par la puissance cathartique d’une écriture inspirée ou par une femme affranchie des normes.
– Oui Henry la terre, parfois, s’arrête de tourner, mais il faut au moins un démiurge pour que cela se produise, un démiurge ou un titan.
Tandis que la Bouddhate me raccompagnait vers la plage, loin du désert de cendre et de sel, loin de la mosquée ensevelie, un conducteur de rikshaw insista pour nous y conduire. Tout en marchant en silence, je revisitais un mythe Grec, me disant que Prométhée était une femme, pas un de ces incertains titans. Prométhée était en vérité la femme qui avait dérobé le feu sacré de la connaissance sur un Olympe qui ne relevait pas du règne géologique, mais sur un Olympe de chair, de sperme et de rires.
La Bouddhate me glissa dans la main un bout de papier, tout petit, insignifiant par la taille, par le poids. Pas un baiser, une étreinte, un geste qui eut validé une complicité. Rien. Elle me laissa là, les bras ballants. Rien. Etions-nous redevenus étrangers ? Je triturai un instant le morceau de papier pour me donner une contenance. Je ne savais pas où aller, ni que faire. J’étais sidéré. Je ne savais rien de cette femme, ni son prénom, ni son pays. Rien et pourtant nous avions goûté à quelque chose de plus, à moins que ce ne soit de moins, ou une combinaison des deux ! nous avions partagé une intimité naturelle qui se riait bien de tous les aspects culturels tels que les noms, les pays, toutes ces chosifications qui font que dans un cimetière on peut lire des impostures comme : Ici gît Pierre Dupond, alors qu’il n’y a que poussière d’os !
Sur le coup la supériorité de la culture sur la nature me parut une excroissance de l’orgueil, mais je n’eus guère le temps de visiter cette affirmation, une voix connue m‘interpella :
Tu viens avec nous Jean-Pierre, on va au flee market ?
Je tendis à ce jeune-homme enjoué mon bout de papier déjà froissé par mes doigts agités.
Il le regarda, puis il déclara :
Je n’y pige que dalle à ton truc, on dirait des caractères cyrilliques.
Je fourrai dans ma poche ce message mystérieux et aussitôt l’oubliai. Mais lui ne m’oublia pas, ah ça non ! Après avoir déambulé dans le flee market, nous nous retrouvâmes toute une bande de jeunes femmes et de jeunes hommes à deviser de tout et de rien jusqu’à ce que j’apprenne qu’un de mes interlocuteurs était Bulgare.
Une association quasi inconsciente me fît songer à la Bouddhate et au message qu’elle m’avait donné. Yuri, je me souviens de son prénom, après traduction, évidemment, me lut ce message rédigé en russe :
« Homme les prochaines fois que tu feras l’amour, rappelles-toi que cela ne se fait pas qu’avec ton sexe, mais avec l’accord de l’univers entier. »
Yuri éclata de rire et me dit que cette phrase était non seulement loufoque mais surtout dépourvue de signification. J’en convins de manière ostensible, embarrassé à l’idée qu’il puisse m’interroger sur la provenance d’un tel message. Et pour bien montrer et signifier mon manque d’intérêt pour ce bout de «paplar» je le jetai au loin et me tournai brutalement vers une autre personne pour engager une toute autre conversation.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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