14 Avril 2017
— Tu me demandes d’imaginer mon épitaphe ? « Ici jouit Jean-Pierre Brouillaud. » Eh oui, Jim, sur ma tombe, et en enluminures moyenâgeuses !
À l’époque, dépourvus de toute notion de profanation ou de célébration, nous ne craignions ni anathèmes ni autres malédictions. Impiété et égocentricité nous caractérisaient. Jouir par tous les sens et voyager par n’importe quel moyen, fût-il déshonnête. Cyniques, impudents, et fiers de l’être. Nous donnions l’impression d’être déjà revenus de tout, alors que la vie ne faisait que commencer avec nos vingt ans paradoxalement enjoués et désabusés.
Toujours est-il qu’à Katmandou, ce soir du 31 décembre 1977, nous fumons tout ce qui passe, shiloms, joints… Et, bien sûr, nous avons faim de sexe et plus que jamais d’une vie de démesure.
Tiens, deux jeunes femmes de Scandinavie à notre table branlante ! En arrière-plan, Pink Floyd, David Crosby, Trafic et son « John Barleycorn must die », sur des cassettes rapportées par des voyageurs, d’ailleurs souvent échangées contre un repas ou deux. Nous sommes tous plus ou moins fauchés, broken comme on dit en anglais alors, sans doute pour faire plus root. Mais en ces temps lointains Katmandou by night n’existe tout bonnement pas. À 21 heures, tout est fermé, hormis l’hôtel de luxe où nous ne mettons jamais les pieds – pas notre tasse de tchaï !
La conversation, avec ses poncifs, va bon train : Non, non, non, nous ne serons jamais comme nos parents, ça jamais, you know what I mean… Les gens qui possèdent quelque chose finissent invariablement par être possédés par leurs possessions… Nous, nous sommes libres comme le vent dans la steppe, pas de dieux pas de maîtres, ici et maintenant… Enfin toute la panoplie de belles paroles vaguement schizophréniques qui tentent de nous faire croire que nous pourrions être éventuellement ceux dont nous parlons avec enthousiasme.
Comme tous les commerces et restaurants sont fermés, faute de mieux pour continuer la soirée, nous proposons à nos deux nouvelles amies de leur faire visiter « the holly Katmandou by night », stupas, temples et autres lieux de dévotions. Par bonheur, à cette époque-là, les Népalais se couchent encore tôt ; autrement, nos actes transgressifs et irrespectueux auraient de quoi les offusquer.
Et voilà Jim et nos deux rencontres nordiques qui commencent à me décrire l’architecture et les innombrables formes des dieux. Mais l’un de mes compagnons a soudainement l’idée de me mettre en contact direct avec cette réalité habituellement peu accessible à la cécité. On est alors loin d’imaginer qu’un jour il existerait des audioguides ! Toujours est-il que je me retrouve en train de grimper sur des démons et des divinités de pierre, un pied ici sur l’épaule de Bhairava, forme terrifiante de Shiva ; là, l’autre pied sur la trompe du dieu éléphant Ganesh. J’escalade à présent un pilier entouré de cobras sculptés, et mes mains atteignent le toit d’un temple sur lequel je me hisse. Je n’ose imaginer la tête d’un passant népalais découvrant un étranger juché sur le toit de son lieu de culte. Je dérange des singes qui crient, des pigeons qui battent des ailes et s’envolent – peut-être à l’aveugle, voient-ils dans la nuit, je l’ignore encore.
Pour la première fois de ma vie, j’ai accès à cette bande dessinée de pierre qui représente le panthéon hindou, avec sa forêt luxuriante de bas-reliefs et de statues tirés de la pierre et du bois. Et puis, le plus naturellement possible, deux couples se constituent. Je pars explorer d’autres formes en compagnie de Jazz – puisque c’est le prénom dont elle s’est sans doute affublée. Jazz lui va bien, elle a un corps de saxophone qui groove et swingue à la fois quand elle marche. Elle me fait palper d’autres curiosités relevant du panthéon local, ici des offrandes de beurre clarifié et de pétales de fleurs, là un collier de jasmin autour du cou de Kâlî, la terrifiante tueuse d’ego qui danse sur un cadavre pour bien montrer qu’elle se rit du temporel.
Au temple de Jagannath, Jazz me décrit des motifs érotiques en peintures polychromes. Je ressens l’amorce de notre complicité dans le poids habité de sa main sur la mienne. Ces petites sculptures représentant des scènes d’accouplement réveillent en nous un vif désir de mimétisme. Une certaine orientation et densité de son corps, son haleine chaude sur ma joue et ses lèvres gourmandes sur les miennes… Je me retrouve assis comme par magie sur les genoux d’un Shiva à la minéralité rendue froide par la nuit hivernale. Mais nous sommes jeunes, et les désirs sont plus ardents que le climat tempéré de la vallée de Katmandou.
En hâte, nos vêtements sont jetés pêle-mêle sur les pierres usées par les pieds des dévots. Jazz me chevauche. Ce n’est plus une nuit népalaise. Nous ne sommes plus deux jeunes hippies transgressant les usages : c’est la vie qui se reprend, comme si elle avait oublié un temps sa jubilante nature. Nous faisons l’amour à rendre nostalgiques lingam et yoni. Dialogue de peau caressée, bruyants émois de gorges visitées par le plaisir, orgasmes à inverser ciel et terre et à ne plus savoir qui est qui dans l’ondulation des corps mêlés.
Jazz m’apparaît soudainement en déesse des transgressions. Serait-elle une ascète aghorie* réincarnée en fille de bonne famille européenne ?
Sous mes fesses, des offrandes à Shiva. Nous y ajoutons cyprine et sperme, et sueur de plaisir. Comment pourrions-nous mieux nourrir et honorer les dieux ? Je crois entendre la flûte charmeuse de Krishna. Le dameru de Shiva et la percussion de son fils Ganesh, le mridang et la vînâ de Sarasvati couvrent les aboiements désespérés des chiens errants dans les rues de minuit, laissant glisser dans mes veines un lumineux effarement d’astres commotionnés. Rien de vraiment étonnant, après tout, n’est-ce pas par le son que Brahma a créé l’univers ?
Je sens Shiva sourire dans mon dos, peut-être même est-il un peu jaloux, son corps de pierre ne lui permettant plus d’atteindre à de tels sommets ! Une larme de nostalgie coule sur mon épaule : il doit se remémorer le temps où, transcendant, il trônait sur le mont Kailash avec Parvati, sa Shakti. Mais comme je pense que les dieux nous envient, je ne veux pas rester dans cette posture abusivement. Je m’imagine que Shiva pourrait se venger en faisant apparaître un témoin humain qui ouvrirait la porte de tous les scandales. Pas le temps pour ça, récemment j’ai évité les geôles népalaises de peu*, aussi je préfère poursuivre nos ébats à l’abri des regards. Et là, je découvre que Jazz loge dans une chambre très confortable. Moi, je vis dans un trou de rats avec mon pote et tous les vagabonds qui errent entre San Francisco, Londres, Paris, Rome, Kaboul, Goa et Katmandou, voyageurs cosmopolites cherchant à la nuit venue un endroit où reposer leurs os.
Un lit profond avec des draps comme je n’en ai pas ressenti la douceur depuis plus d’une année, un bouquet de fleurs sur la table de nuit, une salle de bain avec, grand luxe, de l’eau chaude à volonté. Et au milieu de ce lit qui hume bon la propreté, sous l’eau délicieusement chaude de la douche, sur un fauteuil toilé de velours, sur un tapis épais, Jazz et moi en dialogues de corps et de souffles. Éperdues recherches d’accords, de rythmes et de désirs à infiniser.
Un livre sur la table de nuit. J’interroge : « Ma mère est écrivain », répond Jazz. Cette confidence me fait rêver à haute altitude. Je n’ai jamais approché, pas même à travers leurs enfants, un écrivain. Par rapport à mon milieu, ça semble si lointain un écrivain, comme appartenant à un autre monde.
Mais oserai-je un jour, écrire à mon tour des mots trempés dans les sensations de mes nombreux vagabondages autour de la planète ? Trouverai-je la pertinence des mots pour dire la musicalité du corps de Jazz, l’exil rouge des nomades, mes coups de gueule et mes arrêts cardiaques devant la beauté du mystère de l’instant ?
* Le terme aghori désigne les adeptes d’un courant de l’hindouisme apparenté au shivaïsme tantrique. Les aghoris, en Inde, ont la réputation d’utiliser des pratiques subversives, telles que la consommation d’alcool et de drogues, ainsi que la méditation sur des lieux considérés comme impurs par la société hindoue, tels les crématoires. Autant de moyens d’accéder à la libération de l’esprit et à l’émancipation finale des cycles de réincarnation.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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