18 Septembre 2015
A cette époque, 1976, vingt ans de frustrations chevillées à un aigu sentiment d’injustice, j'ai la fâcheuse tendance à prendre mes amertumes pour des vues philosophiques, ce qui immanquablement me remplit d'aversion à l'égard du monde.
Dès que l'alcool me tient en son pouvoir, des nuages clandestins obscurcis-sent mon ciel intérieur. Je cultive la négativité.
Lorsque je ne peux plus me supporter, je bois pour me vêtir de sarcasmes. L'agressivité déborde alors par tous les pores de ma peau, trahissant la difficulté que j'éprouve à cohabiter avec celui pour qui je me prends alors.
En délinquant déliquescent, la conscience endormie et le blue-jean suspect, nous marchons en titubant vers la gare Genevoise pour convertir en liquide des chèques de voyage sous d’autres cieux déclarés perdus. C’est une des combines les plus commune du programme routard en partenariat involontaire avec les banques, notamment l’american express.
Au passage, nous assiégeons une demoiselle trop bien mise pour prétendre à l'innocence, pensons-nous du haut de notre juvénile arrogance.
Nous sommes en terre helvète et en partance pour l’Asie.
Emmaillotés dans les rots de la bière, l'humeur ludique et agressive, du tréfonds de notre bulle despotique nous exigeons des passants qu’ils sortent de leur anonymat pour danser tous ensemble pour faire chavirer la planète, côté soleil permanent.
D'un geste autoritaire, Tim s'accapare la main léthargique d'un homme en complet-cravate qui, selon ses déductions, incarne l’archétype du banquier. Faisant fi de ses protestations indignées, il la verrouille de force dans la paume immense d'un balayeur africain.
Mon compagnon, excité par ses bouffonneries, essaie par les mots de me faire visionner le burlesque d'une telle situation.
J'imagine aisément la stupeur de ces deux hommes, d'apparence si différente, se retrouvant, sans même se connaître, main dans la main.
L'africain, par tempérament, rentre aussitôt dans le jeu, il sourit de toute la blancheur de ses dents et secoue, sans la rudoyer la main molle de son vis-à-vis écarlate. Quant à celui-ci, il se confond en excuses, s'impatiente, alors que l'homme au balai, à l'autre bout de son bras, cligne des yeux de contentement, tout en pouffant de son grand rire de corps épanoui.
Sans même attendre l'épilogue, nous nous éclipsons dans la foule, à l'affût d'une nouvelle victime.
L’alcool a le pouvoir de désinhiber ce qui sommeille en nous et que rarement nous n’osons exprimer. Il permet artificiellement à ses adeptes de sortir momentanément de l’image figée qu’ils donnent à voir et pour laquelle ils se prennent. Je n’ai jamais bu au quotidien, mais comme j’étais un homme des extrêmes, il m’arrivait de me prendre pour un puits sans fond et de m’enivrer à ne plus savoir où je me trouvai. En février 1975, à Hambourg, dans le nord de l’Allemagne, cela faillit me coûter rien de moins que la vie. Quelqu’un me tira d’un sommeil éthylique au milieu de la nuit. Les thermomètres devaient afficher dix ou quinze degrés sous zéro et j’étais affalé, ivre mort, sur un trottoir près des installations portuaires.
Mais pour revenir à Genève, passe près de nous, ce que nous désignons du haut de notre vision sectaire et avec un zest de mépris, une bourgeoise montée sur talons hauts et empêtrée dans de la haute couture. Dans son sillage parfumé elle remorque trois enfants tristes et rigides.
Sous le regard interdit de leur mère, nous donnons à chacun d'eux une piécette tout en l'accompagnant de ce commentaire provoquant :
" Prenez les enfants, dans cette société d'assistés on a trop tendance à oublier les privilégiés. "
Plus loin, à une femme qui, gants en main, attend son mari, (celui-ci retirant de l'argent d'un distributeur), Tim fait savoir que ses prix seront les nôtres. Horrifiée, elle se récrie :
" Mais enfin pour qui me prenez-vous ? "
Alors je rétorque toutes griffes dehors :
" Croyez-vous que seules les putains légales ont droit à ce titre ? "
Lassés et en panne d'agressivité, nous resquillons le bus et allons frapper à la porte de Luc. Personne. Nous folâtrons alors, les bras encombrés de bouteilles, du rez-de-chaussée au douzième étage.
" Si on buvait un coup ?" propose Tim.
J'accepte cette proposition tonitruante. Mon cerveau ressemble à un marécage. Les mots se bousculent. Les ponctuations disparaissent de mes phrases. Je raconte n'importe quoi, je suis soûl et je prétends pisser sur les apparences et les convenances. Je me crois affranchi, libre, mais je suis évidemment sous la dictée de frustrations, refoulements, pulsions et autres carburants qui alimentent les moteurs inconscients de mes actions.
Longtemps on peut penser que notre liberté coïncide avec l’élimination de nos limites habituelles. Nos limites varient selon toutes sortes de paramètres et nous ne sommes pas plus libres parce que nous osons un jour montrer notre cul aux passant ou dire à l’épicier que ses prix sont exagérés. Nous nous croyons libres par comparaison avec une certaine timidité habituelle, mais cette liberté réside dans l’ignorance de nos chaînes, de ce qui nous détermine.
Pour changer d'air, nous organisons une excursion sur les toits, courons de terrasses en terrasses, jouons à Tarzan parmi les antennes de télévision, escaladons des murs de séparation, protégés d'un accident par l'invisible cordon ombilical qui nous ligote à une farouche envie de vivre, même si elle n'est pas toujours évidente.
Cette caracole sous le ciel carrelé d'étoiles bienveillantes a le pouvoir de nous dégriser quelque peu.
Au petit matin, c'est la bouche hantée par une sévère gueule de bois que nous jaillissons du tapis sur lequel nous dormons, nous ruant sur les lavabos pour nous asperger d'eau froide.
Je n'utilise rien que trois rasoirs mécaniques, m'entaille le visage, tempête contre les effets retardataires de l'alcool, puis finis par me couler dans la baignoire pour nettoyer mon humeur médiocre.
" Combien prends-tu de sucre dans ton thé ? " me demande mon ami.
" Ordinairement deux, mais cela dépend de la contenance du récipient ! Et puis pour le moment je suis dans la baignoire, crois-tu... "
Tim m'apporte une tasse de thé au jasmin qu'il accompagne de ce pain de
dynamite verbal :
" Je retourne au lit, moi, il est cinq heures du mat ! "
Impressionné par cette révélation ô combien surprenante pour ceux qui connaissent notre légendaire paresse, je laisse choir ma tasse de thé dans le bain moussant. Mais je suis encore plus stupéfait d'entendre, en écho à ma surprise, le miaulement effaré d'un chat.
L'animal (peut-être en raison des éclaboussures brûlantes du thé) fit sans doute un faux pas car mon épaule réceptionne un léger coup de griffe.
Balafré par les trois rasoirs, griffé par ce chat imposteur, je cherche, les mains légèrement tendues devant moi, la porte de la salle de bain afin de réintégrer la chambre. Bien sûr, je ne connais pas les lieux, donc je ne peux pas les visualiser dans ma tête.
Je tente au mieux de faire la corrélation entre l'espace et les renseignements auditifs que me renvoient les murs, les cloisons.
Mais, mes sales pattes d'infirme se confirment et s'affirment aussi maladroites que les albatros du poème de Baudelaire.
A la recherche d'une hypothétique poignée de porte, mes doigts heurtent une étagère. Savon, après-rasage, shampoing, ainsi qu'un volumineux flacon d'eau de lavande s'éclatent autour de moi en répandant leurs odeurs insolentes, et du même coup transforment la salle de bain en patinoire parfumée.
Les conneries c'est terminé pour cette nuit !
Quant au nettoyage, je m'en occuperai dès mon réveil. Pour l'heure, je souhaite disparaître, me faire oublier en dormant, mais surtout m’oublier moi-même. Si je fais des faux pas dans mon rêve, des maladresses d’aveugles, ils ne me définissent pas dans le regard des autres, et à cette époque ce que l’on pense ou dis de moi me détermine beaucoup plus que ma fierté blessée n’ose se l’avouer.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
Voir le profil de Jean-Pierre Brouillaud sur le portail Overblog
Commenter cet article