8 Mars 2014
Chaque fois que je m'assoie devant le clavier de l'ordinateur pour raconter un souvenir, je me demande comment vais-je pouvoir transmettre aux lecteurs le goût des lèvres de la femme que je viens d'embrasser ou le frisson d'inquiétude d'un certain jour de novembre 1995?
Une gréve de train musclée paralyse cet automne-là en partie la France depuis bientôt deux semaines. Je suis à Paris. Pour aller en Ardèche, je n'ai pas d'autre solution que faire de l'auto-stop.
Un ami me conduit à la porte d'Orléans. En raison des circonstances particulières, des dizaines d'auto-stoppeurs occasionnels ont poussé au bord du macadam. Je lève le doigt pendant quatre heures, rien ne mord ! J'ai ma canne blanche à la main, mais c'est si inhabituel un auto-stoppeur aveugle que les conducteurs semblent ne pas la remarquer.
De toutes façons il y a tellement de bruit de moteurs que même si une voiture s'arrêtait à ma hauteur je serai dans l'incapacité d'en prendre conscience.
Je finis par comprendre que lorsqu'un véhicule s'arrête, les auto-stoppeurs occasionnels se précipitent vers lui. J'ai a priori fort peu de chance de trouver un lift pour le sud, mais je sais que tout reste toujours possible.
Dans l'urgence, pas de solidarité, que de la compétition, courir pour arriver avant l'autre. Notre micro société d'auto-stoppeurs est à l'image de sa matrice, être le premier, ne pas voir l'autre ou feindre de ne pas le voir. La vitesse, l'efficacité, la force, atteindre son objectif par tous les moyens sont les règles en usage.Je suis un peu désemparé. Je ne sais pas comment faire pour avoir une chance de quitter ce coin de trottoir frôlé par des milliers de véhicules vrombissants.
J'ai froid, pourtant j'ai glissé un journal sous mon pull-over.
Je ne sais même pas comment retourner en arrière, comment retrouver tout seul au milieu de cette circulation déferlante une bouche de métro ou un arrêt de bus ?
Epictète, qui dans la pauvreté comme dans l'opulence, en bonne santé ou malade se trouvait toujours heureux, se penche sur mon épaule:
-Ne demandes point, homme du vingtième siècle, que les choses arrivent comme tu le désires, mais désires qu'elles arrivent comme elles arrivent et tu seras heureux en toutes situations.
C'est vrai que je commence à endosser le costume de la victime en me comparant aux autres auto-stoppeurs apparemment favorisés par des yeux pour appréhender la situation.
Et puis une envie de pisser me saisit. Comment vais-je faire? Si je voyais je pourrais me diriger vers un endroit isolé, un de ces murs ou une de ces haies qui protègent le pisseur d'éventuels regards scandalisés. Plus j'y songe, plus ma vessie crie au secours ! Vais-je me retourner là et pisser à gros bouillon comme si les autres n'existaient pas?
Je vais franchir ce pas quand l'ami qui m'a accompagné dans ce maelström me tape sur l'épaule. Il a l'air plus désolé que moi. Je lui confie que le plus important dans l'instant est un besoin de pisser qui allait sans doute me dicter une action peu civique... Il rit et me guide jusqu'à un chantier.
En me ramenant au bord de la chaussée, il me dit, embarrassé, qu'il reviendra en fin d'après-midi pour vérifier si je suis parti.
Une drôle d'idée me traverse, je n'ai jamais encore fais cela, et bien que ça me semble ridicule, je l'énonce à mon ami :
-Tu n'aurai pas dans ta voiture de quoi me bidouiller une pancarte?
-Si si, bien sûr, mais que veux-tu que je marque dessus?
-Tu écris en gros "aveugle".
Il doit avoir les sourcils qui se froncent d'étonnement. Il retourne à sa voiture et me rapporte l'écriteau demandé et me montre dans quel sens le tenir pour que les automobilistes puissent le lire.
-Si tu es encore là demain je prends deux jours et je te raccompagne en Ardèche en voiture.
Je proteste. Il s'en va et j'exhibe mon singulier panneau.
Cette fois-ci c'est Sénèque qui vient me rappeler ce que je sais mais que l'impatience recouvre partiellement :
-Raisin vert, raisin mûr, raisin sec, tout n'est que changement, non pour ne plus être, mais pour devenir ce qui n'est pas encore.
Comme pour valider son affirmation, Sénèque dans sa version africaine m'interroge :
- Aveugle, c'est sur la route de Valence?
Non je ne rêve pas, un homme se tient debout à mes côtés. Il est africain si je m'en réfère à son accent.
Sa question stupéfiante se relativise quand je découvre un peu plus tard sur la route qu'il est en France pour la première fois.
Tout à l'heure, en aspirant la fumée d'une cigarette pour me réchauffer, je me demandai pourquoi avais-je eu une idée aussi saugrenue, celle de faire écrire "aveugle" sur ce morceau de carton?
La réponse est dans la bouche de cet homme ignorant presque tout de notre géographie et des noms de villes françaises et qui me demande si celle nommée Aveugle est avant Valence où il doit se rendre.
Je ravale un sourire amusé et je hoche affirmativement la tête.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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