23 Décembre 2015
1977
Tim tente de me faire partager par ses mots l'environnement. Nous progressons à travers un paysage matinal dont les collines parsemées de cyprès et de roches blanches irradient comme une douceur discrète sous l'indigo du ciel rieur. De blancs moutons paissent une herbe abondante sous la surveillance d'hommes drapés dans leurs robes patriarcales. Le soleil se veut de plus en plus farouche au fur et à mesure que nous descendons sous le niveau de la mer. Nous nous enfonçons alors sur un terrain lunaire sillonné de coulées de sable paraissant bousculées par la course insensée d'un raz-de-marée imaginaire. Prolongement des fonds salés de la mer morte, cette plaine tourmentée évoque, avec ses blocs de pierres blanches agrippées à l'azur insolent, autant de piliers de cathédrale, un paysage des tous premiers jours de la terre, fouiné par une lumière insoutenable.
Il n'existe qu'un seul passage pour les touristes venant de Jordanie, l'israélienne frontière militaire d'Allenby bridge.
Nous sommes à Shumat Nimrim, et nous marchons allègrement les trois derniers kilomètres avant d'atteindre les guérites de la douane. Nombre de formalités nous attendent là, d'un côté et de l'autre de ce pont en planches, enjambant cet insignifiant cours d'eau, environ cinq mètres de large, qu'est l'historique rivière du Jourdain. - Chalom Israël .
Des militaires, hommes et femmes, le fusil en bandoulière, vaquent à leurs occupations pendant que les chars pointent leurs canons menaçants sur l'horizon islamique. Nous bénéficions d'une fouille particulière dans une cabine personnelle à coup de détecteur recherchant d'éventuelles armes. Tout se passe à peu près bien jusqu'à ce qu'un type chargé de nous remettre nos passeports m'interroge :
- Que venez-vous faire en Israël ?
Je réponds du tac au tac :
- L'amour.
Je ne sais trop si c’est imputable à la misanthrope chaleur ou à un ulcère mal soigné, mais mon vis à vis n'apprécie pas vraiment mon trait d’esprit, ni mon idée crue de venir dans son pays pour faire l’amour à ses compatriotes.
Pourtant les Juifs avec leur sens de l’humour, parfois très caustique, devraient savoir comme l’écrivait Romain Gary que faire de l’esprit est une manière d’affirmation de la supériorité de l'homme sur ce qui lui arrive. J'apprends, en français, que ma malvoyance n'est pas une raison pour prétendre à l'exemption des convenances sociales, et que les gens de mon espèce n'ont rien à apporter à un pays menacé que seuls la foi, l'organisation et le travail maintiennent debout, au tout premier rang des nations. Puis ses propos moralisants versent dans la généralité.
- " De toute façon, c'est bien connu, vous les français, vous êtes tous les mêmes." Cette généralisation me chagrine, mon orgueil d'alors ne souffrant pas d'être aussi ignominieusement vendu en gros ! Lorsqu'on s'adresse à ma personne, personne ayant tout juste vingt et un ans, j'aime être traitéau détail et au singulier, cela me donne l'impression d'être moins démographique, d'échapper en quelque sorte à l'étude statistique de la collectivité humaine et à la dictature de la généralisation. Je ne comprends pas pourquoi ce souvenir Syrien vieux de quinze jours me visite tandis que je sors de la cabine de fouille, sans doute un brouillard d’émotion similaire masque-t-il ma tranquillité. Les liens qui se font à notre insu, souvent, sont si ténus et si vifs que rarement nous comprenons leur enchevêtrement. Toujours est-il, qu’à l’ombre de la citadelle d’Alep, nos hôtes arméniens nous proposèrent de partager une femme, arrangement purement économique, alors que nous ne rêvions que de drague libre, de jeux de séduction.
Encourager la prostitution, ce n’était pas dans notre optique, et « tirer un coup » à la chaîne encore moins. Oui à toutes les formes de sexualité, mais de la sexualité consentie et gratuite. De la sexualité plurielle, pourquoi pas, mais personnalisée, désirée, pas du général, du prêt-à-porter pour tous. Mais à dire vrai derrière mon arrogance je ne me fais pas fier. Je sais que ce fonctionnaire susceptible a le pouvoir de me refouler en Jordanie.
Pourtant ma réponse est sincère, il y a si longtemps que je n'ai pas fait l'amour, bordel, longtemps que je n’ai pas été en crue de plaisir partagé. Il y a plusieurs mois que nous bourlinguons au Moyen orient, et le corps des femmes manque cruellement à nos à peine plus de vingt ans. Entre une société laïque qui utilise le corps de la femme comme un support de vente pour presque n’importe quel produit, de la voiture au parfum en passant par de l’assurance vie, et une religion qui fait disparaître la moitié de sa population sous un voile anonyme, l’aventure femme-homme reste un puissant révélateur de notre condition sociétale et de l’entrave de nos croyances. Caché ou exhibé, l’objet de l’amour nous fait peur. Pourquoi appréhendons-nous tant ce que nous désirons ?
L’effroi serait-il la seule chose à transformer ici-bas ? Et puis, quoi, merde, habituellement un aveugle peut dire n'importe quoi, il est toujours absout, au moins par le sacro-saint apitoiement teinté de l’omniprésente culpabilité judéo-chrétienne.
« On peut rire de tout mais pas avec tout le monde », dira bien plus tard Pierre Desproges. Ce jour-là je l’apprends en ligne directe, et cela a failli me coûter cher, aussi je rengaine mon sourire et mes mots peu orthodoxes pour pouvoir enfin franchir la frontière de ce pays en guerre. Puis nous hélons une jeep bondée de soldats qui nous fait traverser la trans-Jordanie, via Jerico, nous remontant, du même coup, à une altitude bien supérieure à celle du niveau de la mer morte. En ressassant l’épisode frontière je me raconte l’histoire où l’on découvre chaque jour Nasreddin franchissant la même douane avec manifestement quelque chose d’illicite et de si évident que les douaniers ne le voient pas. A la frontière Irano-Turque, un douanier intercepte Nasreddin à vélo, avec 2 énormes sacs de sable sur le dos. Le douanier demande : - Qu'est-ce que c'est que ça, Mula ? - Du sable, Monsieur ! Le douanier fait un sourire mesquin, et fait inspecter les sacs de Nasreddin. Après avoir vérifié, le fonctionnaire contrarié le laisse quand même partir, car il s'agit bien de sable. Le lendemain, Nasreddin revient avec son vélo, avec encore 2 grosses poches de sable. Et chaque fois, bredouille et exaspéré, quelque soit le douanier qui contrôle notre homme, il doit le laisser passer. En fait, ce que recherchent les douaniers, ils l'ont sous les yeux, mais ils cherchent ailleurs, autre chose. Et les gardiens de la loi demandent chaque jour : - Qu'est-ce que c'est que ça ? - Du sable, Monsieur ! Un douanier, un matin, plus mécontent que d'habitude, décide donc d'envoyer les sacs pour faire analyser leur contenu. Après plusieurs heures, les résultats arrivent : c'est bien du sable. Le fonctionnaire dépité relâche Nasreddin. La scène se répète comme ça chaque jour. Chaque fois, des analyses de plus en plus poussées sont faites: c'est toujours du sable. Plusieurs années plus tard, alors que le chef des douaniers n'est plus en service, il rencontre Nasreddin. Curieux, il lui demande : - Voyez-vous Nasreddin, désormais je suis à la retraite, je me suis toujours demandé pourquoi vous transportiez toujours du sable. Vous trafiquiez quelque chose, n'est-ce pas ? - Oui. - Et qu'est-ce que vous trafiquiez ? - Des vélos !
A pieds, nous pénétrons dans la vieille ville de Jérusalem en franchissant la porte de Damas.
Mon compagnon qui est déjà venu ici connaît un dortoir où les voyageurs se rencontrent. Je ne saurais dire si des forces telluriques et des courants magnétiques spéciaux aux conjonctures heureuses font qu'Israël aimante les voyageurs, mais, par contre, je devine que sa position géographique est déterminante car elle conclut l'Asie tout en se frottant d'assez près au ventre chaud de l'Afrique. Ce pays est un havre de repos pour celui qui, des mois durant, a respiré la latérite des pistes africaines et asiatiques. Pour le fiancé de la route qui n'hésite pas à faire l'amour avec ces deux partenaires éreintantes que sont ces deux continents, Israël permet de reprendre son souffle avant de se jeter à la poursuite de l'horizon. Un tel dortoir nous autorise des rencontres avec nos semblables, tout en nous donnant la possibilité d'apprendre les trucs et combines que diffuse radio-routard international. Pour l'heure il est inoccupé, et ceux qui ont déjà lu les chapitres précédents, dans cette rubrique carnet de voyage, « déambulation en aveugle » tout particulièrement, savent déjà ce que sera notre futur. Tim se transforme en voleur de porte-monnaie dans la poche rebondit d’un dévot repentant américain trop penché sur un des tombeaux de l’homme qui donna le départ de l’ère chrétien. Cette obole involontaire nous fait quitter précipitamment Jérusalem. Pour nous à cette époque l’honnêteté était tout au plus un masque de convenance, rien d’autre. Cette croyance arrangeante était, certes, un masque de plus, mais ça nous ne le voyions pas !
Et n’en déplaise au douanier d’Alamby Bridge, le lendemain à Tel Aviv, sur la plage, à la nuit tombée, une de ses compatriotes me demande pourquoi je suis venu en Israël. Je réponds la même chose qu’hier, à la frontière, à peine modifié : « Pour faire l’amour avec toi ». Elle émet un petit rire moqueur, puis me prend par la main pour me guider. Sur le sable mouillé nous nous dévorons mutuellement. Nous bouillonnons de nos vingt ans et nous rentrons, au sens propre comme au sens figuré, l'un dans l'autre pour tenter d’abolir l'espace que crée la matière entre nos deux corps. IL n'y a pas de préliminaire, ou si peu, pas de mots échangés. Nous allons tout de suite au coeur de notre envie. Je la pilonne, la martèle, la laboure de mon soc impatient, puis, pressentant le seuil du plaisir solitaire, je m'immobilise pour ne pas cascader en elle trop brutalement. Les mois d'abstinence sont là. Je ne peux me retenir davantage. Je franchis seul la ligne d'arrivée. Essoufflée, mais surtout frustrée par cette jouissance non partagée, Judith essaie de me rattraper dans un dernier effort. Je suis quelque peu embarrassé par ma bestialité, ma non-ponctualité. Mais elle me relance, infatigable.
Elle jouit, deux fois en solitaire, et ce n'est qu'à son troisième orgasme que nous coupons la ligne d'arrivée ensemble. La première fois, on a souvent du mal à mettre nos montres à l'heure, mais je ne savais tout de même pas qu'il existait un tel décalage horaire entre l’Israël et la France ! En écoutant battre les vagues, les vagues et mon cœur, je pense à un des héros de ma mythologie personnelle. Judith dort à poing fermés. La Crète est quelque part en face de nous. De la pointe du pied, je frôle l’eau frémissante de la Méditerranée qui entoure cette île où je ne suis pas encore allé.
Mais j’irai, j’irai sur la tombe de Nikos Kazantzakis, à Héraklion, où l’on peut lire cette épitaphe qui dit au mot prêt ce vers quoi je tends:«Je n’espère rien, je ne crains rien, je suis libre.» Et d’un seul coup, Zorba, Alexis Zorba, ce grand vivant, son ami écrivain, beau penseur abstrait, , la vieillle Bouboulina ressassant son passé de courtisane, tous les trois sont près de moi. Zorba avec une voix tonitruante donne des leçons de vie à son ami l’écrivain timoré, je l’entends, moi, et je suis fier, moi, j’ai encore honoré sa parole ce soir :
« Ne ris pas patron ! Si une femme couche toute seule, c'est de notre faute à nous, les hommes. On aura tous à rendre des comptes le jour du jugement dernier. Dieu pardonne tous les péchés, comme on a dit, il a l'éponge en main, mais ce péché-là, il ne le pardonne pas!
Malheur à l'homme qui pouvait coucher avec une femme et qui ne l'a pas fait! »
J’ai envie de lui crier : « Oui Zorba, oui, mais vas faire entendre cela au douanier d’Allenby bridge ! »
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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