24 Février 2017
Jacques Lusseyran,un homme aveugle voyant ,nous laisse ce témoignage si vivant dans les pages de son livre: < le monde commence aujourd’hui >
« Ce livre, écrit celui qui le présente, est un témoignage sur la richesse de la vie. C’est à la foi un acte de confiance et un acte de grâces. C’est donc, à beaucoup d’égards, un livre insolite de nos jours. Jacques Lusseyran, totalement aveugle depuis l’âge de huit ans, déporté politique à Buchenwald, et aujourd’hui, professeur de littérature française dans une université des Etats Unis, a écrit « Le monde commence aujourd’hui » à la fois comme un essai et comme un roman.
Un essai, car tous les épisodes du livre tendent vers l’affirmation de quelques attitudes utiles à tous les hommes. Un roman de la vie intérieure, car, pour l’auteur du livre, la vie intérieure est aussi réelle que l’autre, celle dont tant d’hommes voudraient se suffire et ne le peuvent.Jacques Lusseyran explique comment il a appris que nos misères, nos infirmités, sont la conséquence d’un mauvais regard que nous portons sur le monde. Il sait cela et il montre quelques moyens de corriger notre vue.Ce livre, tout rempli de confiance en Dieu et en la bonté de l’ordre que Dieu met dans nos vies, n’est pourtant pas exactement un livre religieux : il cherche à décrire des expériences contrôlables pour tous, et par ceux-là même qui ne partagent pas notre foi.
< Le monde commence aujourd’hui > veut dire qu’à chaque instant de notre expérience l’univers nous est donné tout entier. Cela veut dire que la joie vient en l’homme – la vraie joie, celle qui n’a sa source qu’en Dieu ou, si l’on préfère, dans l’ordre même du monde. Cette joie est peinte dans le livre, avec toute la conviction simple de l’auteur. C’est elle le vrai sujet du < Monde commence aujourd’hui. »
Extrait du Livre < Le Monde commence aujourd'hui >
Donc, je suis aussi impuissant que vous à ne pas voir le monde. Comme vous, je peux fermer les yeux, mais c’est un acte volontaire et toujours bref. Je crois même qu’il m’est plus difficile qu’à vous, car je n’ai pas le recours de clore les paupières (j’entends les paupières physiques). Je dois accomplir, pour éteindre un instant la vue, une opération intérieure beaucoup plus brutale et plus artificielle. Je nage positivement dans la lumière et dans toutes les formes qui naissent d’elle. La lumière, c’est mon élément. J’en suis fait.
Mais vous aussi, vous les clairvoyants, vous êtes faits de lumière. Sinon, vous ne pourriez pas voir.
On vous apprend le contraire, je le sais bien. On vous parle de l’intensité lumineuse de tel objet et de tel autre. On mesure ces intensités. Il y a des unités internationales pour cette mesure. On vous dit, en somme, que la lumière n’est pas en vous, mais au-dehors et qu’elle vient jusqu’à vous selon des lois qu’il faut peu à peu découvrir. On m’a appris ces choses à moi aussi. Mais, par expérience, je sais qu’elles sont fausses. Et c’est pourquoi j’ai été joyeux, même dans les moments les plus pénibles de mon existence.
Toujours cette liaison de la lumière et de la joie, cette identité : c’est le fait central, constitutif de mon expérience.
Mes amis eux-mêmes s’y trompent souvent : ils ne savent pas ce que je dis quand je dis « lumière ». Cela ne prouve pas qu’ils soient sots - au contraire bien souvent - mais qu’ils ont des habitudes et qu’ils n’ont pas eu l’occasion, comme moi, de les perdre. Les yeux du corps se placent entre eux et leur regard intérieur. Ce regard, ils l’ont nécessairement, mais ils ont aussi un casque sur la tête.
Quand je dis « lumière », je ne songe pas aux objets lumineux, au tourbillon de reflets et d’oscillations qui forme l’univers visuel. Je songe à la source qui, elle, est au-dedans.
La source précède le fleuve et tous les accidents de son cours, tous les objets vus. On peut tarir les objets, la source demeure.
Ce courant essentiel de lumière, cette puissance de lumière qui n’attend pas, pour être, que nous nous servions d’elle, elle est canalisée pour vous, commodément, pratiquement, à travers les yeux du corps. Il en résulte un monde, le vôtre. Mais si les yeux sont fermés accidentellement, elle n’en crée pas moins un monde : le mien, le mien puisque c’est moi qui parle.
Sont-ils semblables, ces deux mondes ? Oui. Je n’hésite pas à le dire, parce que, depuis plus de vingt ans, leur coïncidence m’a frappé cent fois. Pourtant, cela n’est pas vrai au sens banal du mot « semblable ».
Ne me demandez pas, par exemple, de vous dire si vous êtes blonde ou brune, maigre ou ventripotent, de le deviner. Ne faites pas cela, tout simplement parce que ces questions ne concernent pas la vue, mais les reflets seulement, et les plus futiles. Je ne vous vois pas blonde ou brune, peignée ou les cheveux fous, levant le bras ou le baissant. Je vous vois, ce qui est une autre affaire.
Parfois je distingue votre corps, je regarde vos yeux ou vos doigts. Mais c’est alors signe que vos doigts ou vos yeux, le pli de votre bouche ou l’impatience de vos jambes sont en train de parler pour vous, de participer à ce que vous dites, de vous exprimer enfin. Ce qui n’est pas toujours le cas : il est des gestes arbitraires.
Plus souvent, je vous vois, mais d’une manière très peu anatomique. Je ne vous détaille pas. Je vous attrape (je dirais aussi volontiers je vous reçois) à l’instant où vous arrêtez la lumière que je tends vers vous. Vous faites une ombre. Cette ombre se diversifie presque immédiatement, se met en forme, se colore, mais selon d’autres rythmes que ceux des yeux. Si vous ne tenez pas en place, si ma conversation vous agace, votre ombre alors se disloque : il en part des morceaux à droite, à gauche, en arrière. Si vous êtes attiré vers moi par l’amitié ou l’intérêt, votre ombre est toute proche. Elle tend à s’intégrer dans la mienne. De là des sensations si particulières que, généralement, je me tais sur elles, par discrétion, pudeur ou timidité, à votre choix.
Prenons l’exemple d’une femme : c’est plus clair. Mme X est assise à l’autre bout du salon. Je le sais, je l’entends. Je la vois même distinctement à l’extrémité de la pièce. Mais voici que, la conversation aidant, Mme X souhaite faire des confidences, et les faire à moi ce jour-là. Je la vois aussitôt s’approcher. Notez bien qu’elle est restée assise très honorablement dans son fauteuil là-bas, à quelques mètres. Elle n’a pas bougé, et même souvent, elle n’a rien dit. Mais je la vois qui s’approche. Il y a deux Mme X maintenant : celle que les autres voient adossée contre la fenêtre, et celle que je vois, à mi-chemin de la fenêtre et de mon fauteuil.
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