17 Décembre 2015
Les gens qui se prennent par trop au sérieux, ceux qui savent pour les autres, les amateurs d’ovopostégallinadoxie, ceux qui soutiennent que la poule est apparue avant l’œuf ou les amateurs d’ovoantégallinadoxie, ceux qui prétendent le contraire, m’ont longtemps incité à mettre les pieds dans le plat comme l’on dit communément. Cela s’appelle réagir, être en réaction.
J’avais décidé de me laisser réagir librement pour mieux voir tous ces boucliers et autres protections avec lesquelles je m’étais accoquiné pour forger mon identité.
J’étais tout à fait conscient que les réactions sont des armures pour se défendre et se faire exister en tant qu’individu se croyant séparé du reste de la création. Ce ne sont que des réponses comportementales répétitives s’imposant en situation et de manières mécaniques et quasi inconscientes.
Je voulais renouer avec la pure sensation d’être. Pour conduire ce projet je me disais que je devais permettre à mes réactions de se déployer in situ pour les repérer.
Pour les voir à la loupe, je me mettais dans des circonstances où j’étais certain qu’elles allaient se dresser, jaillir spontanément comme la lame d’un cran d’arrêt. Aussi allais-je là où je réagirai parfois même de manière épidermique et primaire tel ce jour chez les « new age ».
La vie, me disais-je en rejoignant ce sanctuaire du dit développement personnel, à un certain stade de représentation c’est de la chimie, on se plonge dans certains bains et on voit la réactivité qui en découle.
Dans le hall d’entrée, une femme non éloignée de moi dit à un homme :
- Si tu poses dans l’univers la pensée que tu veux être riche ou aimé, ça viendra à toi.
Là, pensais-je, nous nageons dans la croyance en la toute puissance de l’ego, l’ego roi. Nous sommes dans un cas type du retour de la pensée magique primaire.
Un autre participant parle avec exaltation du 21 décembre 2012 avec des airs de celui qui serait dans le secret des dieux.
Nous voguons en pleine imposture de l’égoïté spirituelle !
Je me dis que le docteur Gustave Le Bon, dans son livre «Les opinions et les croyances», a tout à fait raison quand il mentionne que «l’immense majorité des hommes ne possède guère que des opinions collectives. Les plus indépendants eux-mêmes professent généralement celles des groupes sociaux auxquels ils appartiennent». Je vérifie cela de visu avec cette tribu new age.
Mais ce n’est plus le temps de cogiter, c’est l’heure de la pratique pour laquelle nous sommes tous ici, certes avec des motivations différentes, je l’espère en tout cas. Moi je suis venu un peu en touriste sociologue, sur la pointe des pieds pour ne pas faire trop de bruit, du moins pour le moment. Et pour dépister mes réactions en me baignant dans ce bain pour lequel naturellement je n’ai guère de sympathie, avouons-le !
Une grande carcasse à ma gauche tape sur le sol moquetté en criant : «non, non et non» !
A ma tête une femme frôle l’orgasme. Elle jouit, râle, elle doit au moins faire l’amour avec la mort !
A ma droite, quelqu’un ou quelqu’une pleure, pleurs et sanglots, la souffrance est au rendez-vous !
Au jugé, nous sommes une vingtaine d’allongés en train d’haleter plus ou moins bruyamment, d’essayer d’appliquer une technique respiratoire prétendue thérapeutique qui suroxygène le cerveau et réveille des mémoires, parfois traumatiques, désinhibant et lâchant sauvagement des émotions refoulées. L’objectif de cette pratique serait de faire revivre leur naissance aux participants et les mémoires traumatiques qui peuvent être reliées à cet événement majeur.
Au nord-est de mes pieds un thérapeute à la voix rassurante accompagne rien de moins qu’un homme qui semble accoucher.
Je suis en voyage, aux aguets, je ne suis pas dans une peuplade du bout du monde pour une fois, pas chez les Pygmées ni chez les Bataks de Palawan, aux Philippines, mais au cœur d’une des tribus du new age qui cherchent à retrouver sa mémoire commune avec les étoiles.
« Nous allons faire un rebirth pour lâcher prise, pour nous libérer d’un faux nous-même », n’ont eu de cesse de marteler les quatre thérapeutes qui nous entourent, nous accompagnent, nous dominent avec des airs de modestie.
La séance était annoncée gratuite, publicité oblige ! j’avais un dimanche sans programme devant moi, j’ai rallié ces chercheurs d’ailleurs.
Je joue le jeu, je respire comme demandé, du champagne pétille dans mon corps, les effets dilatateurs de la suroxygénation. Je déplie la vaste oreille de l’attention, j’écoute au dedans, j’écoute au dehors. Du dedans des fous rires me viennent, je ne sais s’ils ouvrent des portes fermées, des refoulements cadenassés, ou s’ils sont liés à ce que j’entends autour de moi : soupirs, orgasmes, rires nerveux, pleurs, sanglots, cris, le tout augmentant en volume à mesure que s’étire la séance.
Il y a au sein de l’effet de masse des participants indubitablement un phénomène de contagion émotionnelle, une invitation à se lâcher parce que l’autre a ouvert la porte en criant. Le groupe appelle à l’imitation en intensité.
Manifestement mon voisin accouche et doit revivre la femme qu’il fut à l’époque d’Ashoka ou de Darius, à moins que, dans une perspective prophétique et réincarnationiste, ce ne soit une anticipation sur la femme qu’il sera demain.
Les voix des encadrants thérapeutiques m’amusent beaucoup: voix basses, en recherche de complicité. Une image me vient: voix de gant de toilette passé sur le front brûlant d’un malade.
En écoutant toutes ces turbulences émotionnelles je me souviens avoir lu récemment que le désir mimétique chez l’homme aurait pour matrice les neurones miroirs, les neurones de l’empathie. C’est du moins ce qu’affirment les neurosciences. Je me dis alors que les thérapeutes se doivent d’être bien équipés de ce côté-là s’ils veulent développer et affiner leur mode de connaissance intuitif d’autrui.
Il est même suggéré, encore timidement, que chez les autistes des anomalies du fonctionnement des neurones miroirs auraient été repérées.
Ces pensées me visitent tandis que je mets l’accent sur une inspiration volontaire et que je laisse se faire l’expiration naturelle.
Après une grande demie heure de bruitages divers, la séance amorce son atterrissage :
-Respirez plus lentement jusqu’à retrouver votre rythme normal.
Ca se calme, les tourmentes émotionnelles s’apaisent, le silence est revenu ou presque. Des reniflements, des bâillements, des soupirs, des pleurs discrets persistent à mes pieds. Un long pet en trompette fend l’air saturé, au sud-est. A l’ouest, un ronflement régulier va en s’amplifiant. Puis un des conducteurs du rituel nous invite à nous asseoir avec dame Conscience. J’ai envie de me retourner pour voir si elle est parmi nous, mais à quoi bon, je suis aveugle, dame Lucidité s’acharne à me le rappeler depuis que j’ai seize ans ! J’ai une pensée qui me susurre que si dame conscience est ailleurs, donc à convoquer, c’est que nous sommes branchés sur radio schizophrénie : moi ici et la conscience ailleurs…
Chut, tais-toi programme réaction, écoute tu vas te régaler si ces gens racontent ce qu’ils viennent de se faire vivre !
- Maintenant, continue-t-il, si vous voulez témoigner de ce que vous avez vécu…?
- Je n’en espérais pas tant, je dois confesser que je suis ravi de la tournure que prennent les évènements, je vais voyager aux pays des autres, j’adore cela. Ils vont me raconter des histoires, sans doute à dormir debout, mais tout est histoire, tout est sommeil si on y croit, tout est réveil si on les écoute pour ce qu’elles sont …
Une femme exaltée ouvre le bal. Premier personnage apparaissant.
Le manège des réincarnés de tout poils commence à s’emballer; les enchères sont ouvertes, qui dit mieux !
Pour amorcer la pompe à vies antérieures, rien de moins qu’un lama tourneur de moulin à prière sous le ciel Himalayen. Elle fut cela, cette voisine bouleversée, un homme tourné vers le Bouddha dans un monastère dominant une vallée désertique tranchée par un torrent qui parfois charriait des morceaux de glace arrachés à un glacier proche. La femme est émue, elle le répète, mais ça ne s’entend guère! Elle dit qu’elle comprend enfin pourquoi elle a aujourd’hui dans son existence laïque une orientation spirituelle.
Deuxième personnage rentrant en scène, un homme aujourd’hui mais méfions-nous des apparences, récemment il était une femme, une femme noire qui eût une vie tragique.
Il prétend avoir senti olfactivement pendant la séance de rebirth l’odeur de sa peau cuite par le grand soleil d’Afrique, un mélange de cannelle et de gingembre, oui, oui, sans oublier la réglisse et la goyave. Très précis le descriptif ! Sans doute au cours d’une razzia cette femme du passé a été enlevée par des Maures juchés sur des chevaux nerveux qui brûlèrent son village de torchis et égorgèrent les hommes, son père, ses frères. Ces mêmes Maures violèrent et enlevèrent les femmes.
J’identifie le narrateur, la grande carcasse qui tapait du pied à ma gauche comme un lapin furieux dans un clapier et criait: non, non, non!
D’autres témoignages abondent. Ils sont tous exotiques: ici une prêtresse vaudou qui fut empoisonnée, là une femme qui vit son corps sacrifié dans un rituel précolombien, etc., etc.
C’est drôle, personne ne fut ouvrier à l’époque industrielle à Manchester, ni mineur de fond en Pologne ; il ne faut pas oublier que je suis dans un sérail de gens à la conscience évoluée, en tout cas de gens qui ont de hautes idées de ce qu’ils sont.
D’autres personnages risquent quelques pas sur le parquet ciré du bal masqué. L’orchestre, quatuor pour thérapeutes. Leur musique est attendue, mais elle doit séduire car d’autres personnages masqués d’un passé qui vient d’émerger des tréfonds de leur inconscience font leur apparition. J’avoue, j’ai un faible pour cet homme qui nous raconte qu’il fut un ange, oui rien d’autre que cela. Pas mal un ange, ça a de quoi épater la galerie ! Il accueillait les morts dilettantes et leur indiquait l’escalier de lumière qui escaladait le ciel jusqu’au trône de dieu. Il raconte sa fable avec une candeur désarmante...
Je note que personne n’a revécu sa naissance, ça manque au tableau ! Alors d’un seul coup une idée farfelue, échevelée comme je les aime, s’agrippe dans ma cervelle amusée. Moi aussi je vais apporter de l’eau à leur moulin, entretenir le consensus général. Je vais les distraire, leurs montrer qu’ils ne sont pas les seuls à avoir vécu des choses extraordinaires. Peut-être dans une vie antérieure ai-je été montreur d’ours, – je sillonnais les pistes du Rajasthan, ce qui expliquerait mon côté cabotin, mes attirances pour l’Inde, à moins que ce ne soit mes neurones miroirs qui me rendent singe avec ce besoin d’imiter les autres, mais en persiflant pour me distinguer de la masse.
L’homme descend du songe, disait Antoine Blondin; ça me laisse songeur… Mais pour revenir à ce qui nous concerne, à propos de songe, en fait deux idées se fichent dans mon cerveau. La première, dictée par l’Odyssée d’Homère. J'ai été Ulysse, naufragé auprès de l’île d’Ogygi et sauvé par la nymphe Calypso. On a fait l’amour pendant sept ans, puis je suis reparti sur les mers. Et pendant tout ce temps, Pénélope, patiente, amoureuse, m’attendait, faisant et défaisant sa tapisserie pour évincer ses prétendants.
Mais je sais maintenant pourquoi je suis aveugle aujourd’hui, parce que j’ai crevé l’œil du cyclope d’antan. Ce que j’ai fait à l’autre, la grande morale cosmique qui articule les étoiles dans un bain de mémoire, me l’a resservi dans cette existence-là. Ainsi ma dette d’yeux crevés est payée.
Ca me plaît bien ce scénario mais il me faudrait plus de temps pour peaufiner cette mise en scène. Plus de temps pour que j’interprète ce passage tiré de la mythologie grecque avec plus de vraisemblance.
J’attends que l’ange du passé redevienne un homme de maintenant. Dure pour lui doit être la chute dans l’incarnation d’aujourd’hui dont personne ne semble vouloir à cent pour cent!
Les ailleurs, tant physiques que métaphysiques, fascinent. Ils se nomment pays exotiques pour celui qui a des appétits touristiques ; transcendance pour le mystique.
Partout sauf ici, une formule qui définit bien la plupart des êtres humains…
En être civilisé, je tousse, je me racle la gorge, je baisse la tête pour faire plus crédible, penaud, mais surtout plus humble, parce qu’ici chez les new age l’humilité ça a bonne presse!
Une thérapeute a repéré que Jean-Pierre Brouillaud a un témoignage. Elle pressent que ce qu’il a à dire est douloureux. Elle vient jusqu’à moi, s’assoit à mes côtés, me prend la main, et me murmure avec les artifices de la compassion feinte:
– Parles si tu le désires, si ça te libère, mais si tu veux garder ton expérience pour toi parce qu’elle est trop douloureuse, ne te sens pas obligé de nous la livrer.
Professionnelle la dame! Ses mots ouverts, ils me mettent en face de ce que je vais choisir, sans doute le choix du moins lourd à porter.
Jubilant intérieurement, je commence à tisser mon histoire. Je plante le décor.
- Mon père est assis devant un poste de télévision, il a bu plus que de coutume. Ma mère s’affaire autour de la vaisselle. A l’écran un match de football, France Allemagne, un match très important. N’oublions pas que la guerre contre l’Allemagne est terminée depuis onze toutes petites années. A la dernière minute du match les français marquent un but, le premier du match, le but gagnant, le but inespéré.
Dans son enthousiasme mon père bondit de sa chaise en criant : on a gagné, on a gagné. Il se sert un grand gobelet de rouge qu’il avale d’un trait. Avec son excitation de supporter, il y a un autre élan, sexuel celui-ci. Il est si transporté qu’il fouraille et besogne à perdre haleine ma mère sans aucun préliminaire, debout, la verge victorieuse comme son équipe gagnante. Ca ressemble plus à un viol qu’à un accouplement consenti.
Je me tais un moment pour donner du poids à mon récit. Ca marche, on entendrait une mouche voler ! J’ai capté toute l’attention de l’assemblée. Mon récit a dû assécher les larmes. Avec une voix d’outre-tombe je porte l’estocade verbale :
– Je suis le fruit de ce viol.
Un long silence suit mon aveu inventé, il y a de l’effarement et de la compassion dans l’air.
Un thérapeute avec infiniment de délicatesse me pose la question, la question qu’il fallait poser pour que j’éclate d’un rire inextinguible, un rire qui révèle le canular que je viens d’interpréter :
– Jean-Pierre qu’est-ce que ça te fait d’avoir été fabriqué disons violemment à cause d’un résultat inespéré d’un match de football entre la France et l’Allemagne ?
- ça me fait rire, vous le voyez, vous l’entendez !
- Je réussis à articuler cela quand mon fou rire s’apaise. Mais ma blague de mauvais goût n’est pas sans conséquence, personne ne me prête la main pour quitter les lieux pourtant labyrinthiques. Je suis aveugle certes mais un pestiféré avant tout. Facile de devenir intouchable au sein de la communauté humaine ! Il suffit d’être un scatopode, un fouteur de merde en langue xyloglotte, de xylo: bois, glotte: langue, en langue de bois, donc.
Je finis par dégoter la sortie en suivant les petits groupes qui parlotent en allant vers la porte ouverte sur la route.
Je tends le pouce, des voitures passent, me dépassent,
sans doute mes équipiers new age, adeptes de techniques heptauranoboles, «pratiques qui envoient au septième ciel». Mais du septième ciel on ne voit pas toujours ce qui est à ras le sol, un auto-stoppeur par exemple !
J’auto stoppe en plein anachronisme, autrement dit il pleut si vous préférez, en langue commune, mais après cette séance je suis d’humeur à jouer avec le langage reconstruit arbitrairement pour le seul plaisir de créer du nouveau, donc anas en latin signifie canard et chrono en grec, temps, temps de canard égal pluie.
Ce soir seul au bord de l’asphalte mouillé, je suis autoaudiologophile, une personne qui aime s’écouter parler ! On accole du grec et du latin, et hop ça devient savant les mots qui apparaissent ! Lisez la suite… Ce n’est rien de moins qu’un hydroluxophobe, en langage commun un fêtard qui craint l’eau, ne boit que de l’alcool, redoute la lumière et ne vit que la nuit, qui m’embarque dans son fourgon avec un gros chien en cru d’affection.
Nous parlons de xylocéphalie, de gueule de bois en langage non codé et arrêtons écluser quelques bières; J’amuse mon conducteur en lui dévoilant les mystères de la langue xyloglotte, je prends un exemple accessible:
-Tu sais ce que c’est un stéréotype ?
Un mec coiffé d’un walkman.
Et nous blaguons, blaguons…
Je finis par lui raconter que je suis né d’un viol imaginé.
Et comme il a de l’humour, il rétorque :
- Je parie que tu détestes le football et ses supporters ?
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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