19 Octobre 2011
Septembre 1974, je suis assis sur le muret de la fontaine de saint-Michel, au cœur du parisien quartier Latin. Je ne sais pas où dormir, je n’ai pas d’argent et j’espère rencontrer quelqu’un qui me dépannera au moins d’un hébergement. Je ne me plaints pas, j’ai choisi l’aventure de l’existence buissonnière, un choix , peut-être par défaut, parce que l’autre vie, celle du métro-boulot-dodo, où règnent compétition et rentabilité, ne semble pas correspondre à la manière dont je me vis à l’époque.
C’est une période où, chevelu et vêtu à la hippie, colliers, bagues, tuniques, incontournable écharpe de Bénarès, je m’affiche en souhaitant attirer à moi mes semblables. Derrière la vitrine vestimentaire, il y a des traits de comportements propres , semble-t-il, aux gens de la route : ne pas redouter l’avenir, ne pas faire de plans à long terme, et montrer que l’on plane et vis en apesanteur en marchant et en parlant avec désinvolture.
Mais ce qui se déroula cet après-midi-là dépassa mes attentes.
Sans doute était-je emporté sur les ailes du rêve , quand une bouche se posa sur la mienne sans crier garde. Une bouche exquise, inattendue, une gourmandise charnelle, comme venue de nul part, appartenant à personne, et cependant aussitôt acceptée.
Vous imaginez l’étrangeté de la scène : Vous êtes aveugle, ensevelit sous des éboulis de rêves indistincts, et sur votre bouche s’égare un baiser doux, des lèvres données, abandonnées, éclat de cristal de sel et de cardamome, comme si un ange vous embrassait.
Un ange, diront ceux qui savent tout sur rien, ça n’a pas de corps physique !
Reste que pour moi, homme sans regard du dehors, dans la sensation de l’instant présent, il n’y avait que des lèvres, des lèvres vivantes et sans corps, sans goût d’hier ni de demain, une perception qui m’ensoleilla d’émerveillement.
C’était comme si le ciel me faisait du bouche à bouche en direct !
Après un silence, que rien de connu ne pu ébrécher, effarement et ahurissement heurtèrent leur verre à ma santé.
Et c’est à ce moment-là que j’entendis une voix avec un accent étranger :
« Veux-tu devenir mon ami ? »
Oui, cette voix devait bien avoir un corps, un corps indiqué par une main de flocon de neige hardi qui se faufilait sous mon bras pour m’inviter à le suivre, et des lèvres, des lèvres sublimes dont j’éprouvai déjà la nostalgie. Mais avais-je la nostalgie de ce baiser ou de l’émerveillement procuré par sa venue inattendue ?
Je ne sais pas si je répondis avec le monosyllabiques et formel oui ou si je hochai la tête affirmativement, mais toujours est-il qu’un programme me fut proposé :
« Tu es mon cousin, je viens de te retrouver par hasard. Je suis en face dans un restaurant attablé avec un homme qui m’offre un repas et me paie pour lui tenir compagnie. Je t’ai vu à travers la vitre et j’ai su que je devais venir te chercher. »
Il y avait de la malice dans cette voix, tendre malice et brume du nord.
Voilà les images qui me vinrent avec ce premier contact : lèvres en éclats de cristal de sel et de cardamome, main de neige floconnée, voix espiègle, ce qui me donna l’impression de déambuler le long des quais portuaires de Rotterdam.
La femme ne me fournit ni son prénom ni sa nationalité, mais je vis sur les routes depuis plus d’un an et j’ai la capacité à épouser les situations les plus baroques sans chercher à les comprendre.
Ma supposée cousine retrouvée me présente, et je réalise qu’elle ne sait pas quel prénom m’attribuer, aussi je dégaine mon Jean-Pierre comme Lucky Luke son arme, et cette improvisation paraît satisfaisante . L’homme m’offre une consommation, je choisi un thé avec une rondelle de citron, et la discussion entre eux deux se poursuit comme si je n’existais pas.
Je me retrouve attablé avec un inconnu dont j’ai perçu la démission à travers sa poignée de main, une main tombante qui en dit long sur la capitulation et l’autocomplaisance . Il nous révèle douloureusement que son fils est parti depuis quatre années à Katmandou et qu’il n’a plus aucune nouvelle. Ca me mets un peu mal à l’aise cette souffrance paternelle, car à cette époque-là je brûle d’aller en Inde et au Népal, - ce qui va advenir prochainement, et mes parents tremblent devant le projet d’un fils aveugle lâché seul sur les routes d’Orient.
La femme, à la bouche délicieuse qui m’obsède, répond de manière tout à fait impersonnelle à cet homme en hémorragie émotionnelle qui parle, parle, parle , et a grand besoin d’être écouté. Elle demeure extrêmement polie, mais j’ai la sensation aiguë qu’elle surveille les aiguilles de sa montre
Une heure passe, peut-être deux, et Angéla, - j’ai enfin appris son prénom, dit que c’est terminé. Je ne sais pas trop qu’est-ce qui est terminé, je n’ai pas eu connaissance du contrat entre ces deux êtres . J‘entends un bruit de papier froissé ou défroissé, sans doute un billet ou plusieurs tendus sous la table, un merci et un au revoir flegmatique proférée par la femme qui se lève un peu trop rapidement et m’entraîne à sa suite.
Nous nous retrouvons dans la rue, et Angéla devance toutes mes questions :
« Je ne sais pas ce qui s’est passé, j’ai tourné la tête pour commander deux cafés au serveur qui se dirigeait vers la table voisine, et je t’ai vu assit là-bas de l’autre côté de la rue. Je me suis entendu dire à Paul, mon interlocuteur, que je revenais tout de suite et je suis sorti, et la suite tu la connais autant que moi !
Et si tu me demandes si j’ai compris ou pas que tu étais aveugle avant de t’embrasser, je ne peux pas te répondre ! »
Je ne sais pourquoi nous nous retrouvâmes dans un immeuble, une chambre d’hôtel avec un lit eût pu être plus un lieu adéquat pour célébrer la rencontre, sans doute la juvénile impatience, le besoin de consommer de l’autre tout de suite. Allez savoir ce qui nous jetait l’un vers l’autre si irrésistiblement !
Nous fîmes l’amour furieusement, c'est-à-dire que nous baisâmes à perdre haleine, deux fois de suite à toute vitesse et à peine dévêtus.
Nous nous prîmes, nous nous enchevêtrâmes plutôt, farouches et sauvages, comme deux bêtes occupées à la seule satisfaction du désir dont ils sont esclaves.
Il ne pouvait subsister de vide entre nous, il fallait aller au fond de l’autre, tout au fond, insupportablement, le désirant devenant ainsi le désiré.
J’étais à peine conscient de ce couloir d'immeuble minable où les habitants faisaient grincer les planchers en se déplaçant, et entrechoquaient des casseroles. Il y avait en bruit de fond, venant d’une porte toute proche, un transistor d'où s'écoulait une musique si sucrée qu'en d'autres moments elle eut agacée mes caries dentaires.
Puis pour le second accouplement, Angéla se retourna brusquement et présenta le bouton de rose de son cul, et il n'y avait pas à louvoyer. C'était une volonté impérieuse. Cette offre inattendue me parût, par chance un instant seulement, être une criante invitation contre-nature. Moi l’homme de dix-huit ans qui se prétendait libre de tout conformiste, je faillis par une infime hésitation dévoiler mes limites de l’époque.
Tandis que je m’enfonçai dans sa nuit, elle griffait la moquette bon marché, qui recouvrait l'escalier, tout en feulant de plaisir et en
m'exhortant à plus de démesure et d'ampleur.
Ce coït, animal par son manque de préliminaire et de tendresse, à l’heure de la cigarette solitaire, me sembla être l’aveu que nous avions un compte à régler avec la morale en cours et la pudeur.
En tous cas Angéla jouissait avec ostentation, soufflante et miaulante comme chatte en rut, donnant en anglais du : "Oh Christ que c'est bon" !
Elle eut beau faire, se complaire dans le vagissement exagéré, aucune porte ne s'ouvrit, aucun scandale n'éclata, dieu sait pourtant comme nous le souhaitions, l'appelant de toute la détresse cellulaire de notre intolérable solitude refusée.
Nous baisions comme si nous avions nécessité de nous ressourcer, de faire rejaillir en nous toute une bestialité oubliée et rabotée par le savoir-faire de l'homme civilisé. Nous cherchâmes un temps à contenir l'orgasme pour nous rencontrer, pour faire que la terre s'arrêta de tourner un instant, mais aussi épris d’aboutissement, on ne savait pas immobiliser la jouissance et encore moins abolir le temps. Ce n'est rien d'autre que nous mêmes qu'il eut fallut révoquer, un nous-même qui n’eût plus apostrophé une consécration finale.
Cette brutalité animale, non éduquée, me mit fugitivement en contact avec quelque chose de premier, d'avant la pensée, d'antérieur au sentiment même. mais à l’inverse de nos corps en frénésie nos solitudes non acceptées ne pouvaient pas confluer librement l’une dans l’autre car, chacun de notre côté, nous frappions sur nos murailles mentales comme des forcenés. Sans doute que tout nos efforts étaient vains car nous cognions si fort et si en même temps, que nous n'entendions plus l'autre.
Nous baisions pour nous dépasser, pour débonder au-delà des convenances et du raffinement.
En fait, ô inconciliable paradoxe, nous baisions pour les autres, tous les autres, éventuellement ceux du dehors, mais certainement l’autre en nous , celui qui avait besoin d’exister en brouhaha de chairs malaxées par des herses de désirs courant à leur épuisement. Et malgré cela l’autre n’était non seulement pas honoré, mais il était nié, comme rejeté dans une abstraction.
Impossiblement rassérénés par cette concise collision charnelle, cette tentative ratée d'avoir essayé de remettre nos montres à l'heure du grand tout en marche, nous nous séparâmes, complices et muets, mais invariablement seuls dans la nuit de l'exister.
Angéla me donna 500 francs, je l’ai pris comme si c’était normal, mais je l’ai dit au début de ce récit, j’ai la capacité à cette époque à accepter les situations les plus baroques sans chercher à les comprendre.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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