25 Janvier 2015
Un soir au Sénégal, en 1988, la peur était au rendez-vous. Il me semble que la peur est toujours là, tapie dans notre obscur, mais pour la rencontrer il convient de se mettre sur une certaine fréquence, de l'appeler en quelque sorte.
L'ami, enfant du Perreux-sur-Marne, avec qui je voyageais en Afrique de l'Ouest, était parti hanter les bars dakarois de minuit où les femmes brillent comme des pierres précieuses que désirent les hommes fascinés par leurs éclats. J'étais resté seul sur le voilier où nous étions, disons-le franchement, un peu clandestins.
En apprenant que le propriétaire était parti en métropole, avant de faire la grande traversée, poussés par les alizés vers les lointaines Amériques, nous nous étions arrangés pour squatter ce confortable voilier.
Il était à l'ancre, au bout d'un ponton métallique un peu isolé.
Il devait être une heure du matin, j'étais donc seul à bord, quand une envie pressante me conduisit dans les toilettes. Je tirai la chasse d'eau et un terrible vacarme se déclencha. Ce rugissement ne s'arrêta pas, tant et si bien qu'une crainte s'infiltra en moi sournoisement. Elle finit par me parler, me tutoyer même, m'ordonnant de quitter le bateau.
Je finis par la croire, mais le projet d'évasion, évident pour quelqu'un qui voit, prenait des allures picaresques pour un bonhomme sans regard. En effet, le voilier bercé par la houle ne cessait de se rapprocher et de s'éloigner du ponton flottant.
En observant ce va-et-vient entre le voilier et le ponton, qui pour moi pouvait s'avérer fatal, dans mon for intérieur je découvris à l'œuvre deux corps, complices bien que conflictuels en apparence, celui de la peur et celui du désir. Je pressentis alors que ces deux oppositions indissociables érigeaient en moi le mur qui me séparait de l'action.
Je me tenais là, sur le pont du voilier, debout dans la nuit, indécis, tâtant du bout de la canne blanche le métal du ponton qui se rapprochait puis s'éloignait de manière irrégulière. Je tentais de calculer à quel moment je devais bondir pour retomber sur ce quai flottant, quand m'apparut une autre abominable donnée : si je sautais trop loin, je risquais également de choir dans l'eau sombre, mais de l'autre côté car j'ignorais la largeur de cette plate-forme.
Donc si je ne sautais pas suffisamment loin, je tomberais entre le voilier et l'objectif assigné, si je bondissais avec trop d'ardeur, je basculerais dans la mer.
Et ce qui me terrorisait par-dessus tout, ce n'était pas de choir dans ce corps liquide, bien que la natation ne fût pas mon mode de déplacement favori, mais l'évidence que je ne pourrais pas m'en extraire seul, car on n'escalade pas la coque d'un voilier, pas plus qu'on ne peut saisir un ponton au-dessus de la surface de la mer. Je réalisai que je ne saurais pas davantage vers quoi nager, bien que la terre ferme ne pouvait être très éloignée.
Je m’efforçais de ressentir distinctement l'effroi et l'envie de faire le bond possiblement salutaire. Ces deux faces de la même médaille tentaient de me jeter en même temps sur des chemins opposés, celui d'abdiquer et de couler avec le bateau ou celui de bondir au risque de disparaître dans les océanes nocturnités. Mais quoi qu'il arrive, il fallait qu'émerge un choix ; l'idée même me paralysait, et surtout il fallait que j'accepte par anticipation les conséquences.
L'inconfort résultait uniquement de mes indécisions, de cette impression de se trouver devant un carrefour, sans savoir quelle route choisir. J'aurais voulu recevoir un conseil, le bon, évidemment, mais il n'y avait personne au numéro que je composais. Si les dieux n’étaient pas sourds, ils étaient muets, et moi aveugle.
Et je ne sais pas qui ou quoi m'a poussé, je n'ai rien décidé, rien senti, rien choisi. Je me suis retrouvé à quatre pattes sur le ponton où le métal était comme écrit en braille, sans doute des points anti-dérapants.
Je me suis assis. Une terreur rétrospective fit ressurgir une conversation avec un Casamançais rencontré sur l'île de Gorée le matin même. Il y était question de requins qui dévoraient les esclaves récalcitrants que les négriers jetaient à la mer. Je me suis secoué, et j'ai évolué très prudemment, pieds et mains fouillant le ponton, jusqu'à ce que je détecte que quelque chose le faisait trembler. Finalement des voix me parvinrent, au début confondues avec le déferlement des vagues.
J'appelai ces gens, qui marchaient en riant et en parlant fort vers leur voilier, et qui furent, vous le devinerez, plutôt surpris de rencontrer un homme, un aveugle, à moitié rampant, dans ce lieu au mitan de la nuit. Je leur expliquai mon histoire. Ils me guidèrent jusqu'au voilier, éteignirent la pompe qui continuait à bourdonner de manière inquiétante. En fait, m'expliquèrent-ils, il n'y avait plus d'eau dans la chasse d'eau et la pompe cherchait désespérément toujours à en aspirer. Et ils me dirent également qu'il faudrait sans doute changer un joint…
Avec une certaine effusion, je saluai et remerciai mes « sauveurs ». Au moment de leur départ, je leur demandai s'ils connaissaient le propriétaire du voilier, puis j'allai me glisser sur ma couchette. J'étais doublement rassuré. Ces gens, légèrement ivres, repartaient demain du port de Dakar, ainsi ils ne moucharderaient pas notre clandestinité ; et le voilier était encore sur l'eau, et moi j'étais dans une cabine, à présent silencieuse, et les vagues me berçaient délicieusement.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
Voir le profil de Jean-Pierre Brouillaud sur le portail Overblog
Commenter cet article