2 Novembre 2024
"Rien n'est jamais fermé sinon ses propres yeux"
… Et si la vie nous avait équipés d’un pouvoir de transformation pour éveiller en nous ce qui dort dans le limon de l’habitude ? …
Et si la cécité des yeux n’était pas une absence de vision ?
Comme il faut une naissance historique à ce qui ne commence jamais, je privilégierai un grand remerciement à ces étudiants qui me prirent à bord de leur voiture alors que j'auto-stoppais, un peu égaré, avec ma canne blanche dans la campagne. J'avais dix-sept ans, je me croyais très malheureux, je voulais partir en Inde, j'étais seul. Vous m'avez hébergé, nourri, redonné confiance.
Et sans la confiance, confiance ne reposant sur rien de tangible, aucun élan ne m'eût jeté sur les routes incertaines du vaste monde.
Merci à tous les amis et inconnus. Ce tour du monde sans vous n'aurait jamais pu se réaliser.
Un instant, en ski, en tandem, vous m'avez prêté votre regard et cela m'a permis d'aller de l'avant, d'éviter un obstacle, de voir dans vos yeux, en quelque sorte.
J'avais déjà vécu en Amazonie, parmi les chercheurs d'or (des hors-la-loi), voyagé en auto-stop à travers les cinq continents, parfois sans le sou, j'avais été agressé par des fous, dormi sur des toits de train au Soudan, souffert de la soif dans le désert, j'avais été naufragé en mer de Chine, m'étais égaré en hiver dans une ville suédoise sous la tempête de neige, seul avec ma fidèle canne blanche, j'avais perdu la raison à plus de 5 000 mètres d'altitude suite à un effort trop intense, mais je ne m'étais jamais encore retrouvé à poil devant l'évidence hurlante que tout ce que j'avais réalisé je l'avais fait grâce à votre solidarité bienveillante.
De même qu'il y a des gens qui sont morts à 25 ans, morts avant même de vivre, endossant et répétant l'existence des autres, il se trouve des oiseaux de mon espèce qui un temps se sont crus planant au-dessus de l'ordinaire. Un jour ils touchent enfin terre et réalisent que c'est l'humanité entière qui les a portés et pas uniquement leur volonté propre.
Ni le braquage à Amsterdam avec trois couteaux menaçants, braquage commandé par un junky en manque, très craint pour sa violence par ceux qui comme moi vivaient dans la rue, ni la méprise d'un truand ivre qui me tenait en joue en criant qu'il allait m'occire de la même manière que j'avais assassiné son compagnon, ne m'impressionnèrent autant que cette évidence : moi, sans toi, je ne fais rien, rien ou si peu.
J'ai eu beau escalader des volcans perdus dans les nuages, traverser des déserts, reste que lorsque je dois acheter un produit quelconque dans un libre-service, s'il n'y a personne pour me guider, cet ordinaire projet ne peut aboutir.
Mais les impossibles de l'un se transforment toujours en possibles grâce à une nouvelle rencontre. Aujourd'hui, il est temps pour moi de remercier et de célébrer l'évidence, qu'aveugle ou pas, pour faire, toi et moi sommes interdépendants.
Prendre sans donner, piller les ressources, s'enrichir au détriment des autres, agir comme si autour de nous ou après nous il n'y avait rien, se croire supérieur au voisin ou à une autre culture, race, religion. Juger, exclure, voilà une des manières de créer l'enfer.
Ce qui crée l'enfer, l'enfermement, c'est la croyance dans le plein pouvoir de ma seule volonté égotique. Comprenons que l'enfer n'est pas un lieu, mais la distance que nous maintenons entre nous et l'instant présent, nous et l'autre.
L'enfer, c'est une façon, parmi des millions, de ne pas nous aimer tel que nous sommes, tel que les autres sont, un refus de l'instant exprimé par un sentiment d'incomplétude. Sa signature est celle de la souffrance émotionnelle ou morale.
La voiture que tu conduis, la montre que tu consultes, tout est le fruit d'une collaboration entre les uns et les autres. L’oxygène que nous respirons, nous le devons aux arbres, tout comme à ceux qui les ont plantés.
J'étais aveugle, et pour transformer cette différence en handicap, on me disait de ne pas m'en faire, que mon existence était déjà toute tracée. Si j'écoutais les uns et des autres, le choix était restreint : rempailler des chaises, la kinésithérapie, enseigner la musique, accorder des pianos… Peu d'autres alternatives. Ces orientations professionnelles n’éveillaient en moi aucun enthousiasme. Je n'avais pas soif d'une vie moult fois vécue par d'autres, je me sentais l'âme d'un pionnier, créateur de son chemin de vie
Je ne réalisais pas encore que sans vous — Kensu cet enfant tibétain avec qui je courais à travers les rizières Népalaises, Dominique qui m'enseigna les rudiments de la planche à voile dans un lagon du Pacifique, Juana cette Indienne Quechua du haut plateau andin, tous ces villageois au centre de l'Afrique qui me guidèrent avec un naturel qui n'attend pas de paiement en retour, ce berger dans les montagnes afghanes qui me porta sur son dos dans une passe très accidentée, Jérôme qui me prêta sa main souple et directrice pour évoluer dans les oueds pierreux au Yémen, Marie et sa bienveillance quand nous auto-stoppions entre la Colombie et le Canada, ce camionneur qui me sauva la vie alors qu'avec Jean-Claude nous étions totalement déshydratés dans le désert du nord Soudan un 21 juin 1977, ce pilote de bateau qui nous secourus alors que nous étions naufragés en mer de Chine… et tant d’autres ! — sans vous, Madame, Monsieur qui m'aidez de-ci de-là ; sans vous tous, je n'aurais pas vécu cette Vie qui est incandescent désir d'elle-même.
À cette époque où la plainte est le masque presque bienséant à exhiber, j'élève ma gratitude pour toutes ces relations qui souvent passent inaperçues, ces mains anonymes qui remettent l'aveugle sur le trottoir, ce paysan de l'Afrique sud-sahélienne qui partage son assiette de mil avec l'étranger de passage, sans oublier le pickpocket de Manille qui en me délestant d'une poignée de dollars ne m'enleva rien d'essentiel.
Car je ne quitte jamais des yeux (ceux du dedans) que, si sans vous je ne peux pas faire grand-chose, avec ou sans argent, seul ou accompagné, dans l'opulence ou dans la galère, ça ne change rien à ce que je suis, n'ajoute ni ne retranche quoique ce soit.
Merci à vous tous.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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