10 Juin 2016
Un cheminot fait irruption dans notre wagon de TER, immobilisé à quai en gare de Marseille Saint-Charles :
« Une personne s’est jetée sous le train en direction de Toulon. Donc vous allez rester immobilisés environ une heure et demie, le temps que le procureur vienne constater le suicide. »
J’entends des soupirs d’agacement et dès que notre homme a tourné le dos les plaintes vont bon train. Je ne sais ce qui me met d’un seul coup debout et fait jaillir une parole de foudre et de colère hors de ma bouche
« Je ne sais pas si vous réalisez pleinement quel enfer pousse quelqu’un à se suicider sous un train, mais pour ma part une telle désespérance d’un de nos frères humains me fait mal ! Pour tout dire, je me sens quelque part concerné. Pas vous, manifestement, vous qui soupirez d’agacement, vous qui redoutez de rater le journal télé, vous qui ne voulez pas vous regarder sous la forme de l’autre ! Cette personne a des proches, peut-être des enfants, vous imaginez la situation ? »
Un silence impressionnant fait un vacarme insoutenable dans ce wagon, même plus un soupir, on dirait que toutes les respirations sont retenues. Ça me met encore plus mal à l’aise et mon monologue monte d’un ton dans la virulence :
« Et si vous manquez de compassion, voire d’imagination, pensez à cela : nous ne savons pas qui s’est enlevé la vie, eh bien si cela se trouve c’est un proche à vous, à moi, un conjoint, et quand vous apprendrez son nom enfin vous vous sentirez concernés ! C’est à croire que ce ne sont pas les gens que nous aimons mais leurs noms ! Nous sommes handicapés du cœur, voilà le résumé de notre état actuel ! Et si quelqu’un veut bien m’approcher pour échanger, je descends sur le quai fumer une bidî — il s’agit d’une petite cigarette indienne en forme de cône, et non pas de la drogue, faite avec des feuilles d’un arbre tropical appelé tendu ou kendu et des brins de tabac — et je suggère que nous transformions cette heure et demie d’attente que nous n’avons pas choisie à être ensemble, à nous rencontrer, à partager. »
Je déplie ma canne blanche et je rejoins le couloir central en me dirigeant tranquillement vers la sortie. Le silence perdure, et ma cécité mise à jour aux yeux de tous les passagers densifie encore davantage la stupéfaction générale.
J’ajoute, cocktail d’agressivité et d’humour noir :
« On ne peut quand même pas faire rentrer le suicide dans son train-train quotidien ! »
Je descends sur le quai, allume la bidî, retrouve le calme du grand large du dedans sans fond. Personne ne m’aborde, et quand je réintègre ma place je découvre qu’ils ont repris la symphonie disgracieuse des jérémiades. Je m’assois, décidé à m’isoler entre les deux écouteurs d’un lecteur mp3 où un rendez-vous d’amour m’attend avec la lecture de ce fabuleux témoignage d’Etty Hillesum dont le titre est : « Une vie bouleversée ». (Je vous recommande cette lecture, c’est un baptême de vivance!)
Une dame se penche alors vers moi et me demande si je parle anglais. Je réponds par l’affirmative. Elle me demande de lui traduire ce que j’ai dit à voix haute quand je me suis adressé aux passagers du wagon. Je traduis et je la sens tout émue et remplie de reconnaissance. Nous ne nous disons pas grand chose mais nous sommes accordés sur la même fréquence, et c’est bon.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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