2 Novembre 2018
Au Pakistan, jour lointain où la houle de la rébellion semblait faire de moi un naufragé sur toutes les grèves du monde, je m’entendis dire à un quidam un peu insistant sur ma cécité :
« Je suis juste là, mec, pour te montrer que toi tu es normal et que tu as tout pour être heureux. »
Dialogue tenu à Peshawar, dans une chambre sordide, à moitié enterrée, où fraternellement nous nous passions le fameux joint de haschich qui reliait symboliquement tous les jeunes soixante-huitards en errance sur la route des Indes, comme on disait à l’époque.
J’étais agressif parce que j’étais malheureux. J’étais malheureux parce que j’étais encore étranger à la forme du corps que la vie m’octroyait. Je n’étais que refus et comparaison et désir d’être un autre. Vous le comprenez : aucun ingrédient susceptible de me laisser marcher en paix au large de l’intranquillité, ce qui faisait de moi un poing serré toujours à la recherche d’un bouc émissaire à pourfendre.
J’avais pour modèle plus ou moins inconscient l’ombre insistante d’un aîné, le vieux Marcel, un septuagénaire aveugle et triste comme un cercueil qui m’avait tenu ces propos – j’étais alors adolescent et je venais de perdre définitivement la vue :
« Nous, les aveugles, nous avons tout pour être malheureux. Nous ne voyons pas la beauté du monde, nous ne pouvons pas nous déplacer, voyager, courtiser une femme, nous sommes dépendants, assistés, nous ne vivons pas, nous survivons, et tu auras beau te raconter toutes les histoires que tu voudras, au fond tu resteras marqué par ce sceau indélébile. »
Il fallait que je me secoue, que je remette à Marcel ses croyances qu’il prenait pour une vérité irréductible.
Après Peshawar et le haschich rapporté de Chitral, il y eut l’inconcevable Bénarès. Je n’étais pas le seul être cabossé par l’existence ; j’y découvrais les hordes de crève-la-faim, amputés, estropiés de tout poil, mendiants aux mains crochues, intouchables, familles en guenilles et en survie sur des trottoirs déglingués, gamins sans famille qui avaient fui les campagnes et la famine. Ce qui m’interrogeait c’est que la plupart de ces laissés pour compte distribuaient des sourires tandis que moi je grimaçais au-dedans. Une question tremblotait sur mes lèvres récalcitrantes : pourquoi ont-ils l’air plus accordés avec ce qu’ils vivent que moi, le routard bravache mais malheureux aux tréfonds ? La religion ? L’acceptation de la loi du karma ? Tout ce fatras n’était pas mon truc, je me disais athée.
Et puis il y eut Ceylan, Sri Lanka, et une rencontre avec Vishnou et l’éléphantiasis, une terrifiante difformité de sa jambe devenue énorme suite à une filariose qui l’empêchait de marcher. À travers un petit traducteur spontané des rues, un de ces mômes démerdards, j’ai pu dialoguer avec lui, contre une poignée de roupies. Le plus déconcertant pour moi, voire suspect : comment ce mendiant, assis dans la poussière d’un affreux trottoir devant un carrefour très bruyant, comment cet homme atrocement handicapé pouvait-il arborer un sourire permanent ! Je finis par découvrir qu’il n’avait pas de dieu, vu qu’il était bouddhiste, mais une spiritualité, c’est-à-dire un chemin de transformation de l’esprit sans appui sur des croyances rassurantes.
« Je suis mon seul secours, ami français, je m’accepte ; il reste mon corps difforme, mais plus personne à l’intérieur pour s’en offusquer, s’en plaindre. Si je le refuse, je creuse devant moi une fosse et je m’enterre vivant et me noie dans des larmes infinies. »
Il y eut d’autres chandelles dans la nuit, des échanges avec de jeunes aveugles, au Népal, au Mexique, au Burkina Faso, en Éthiopie, dont nombre rayonnaient d’espérance alors que je ne voyais pour eux en guise d’avenir pas grand-chose d’autre que la mendicité subie devant temples, mosquées et églises. Je commençai à me convaincre que le vrai courage devait être de prendre dans son entièreté ce qui nous arrive car en fait c’est notre seul réel. Vouloir autre chose, dire non, refuser, se rebeller, ça faisait obligatoirement souffrir, à des degrés divers.
Je me définissais alors comme anarchisant, iconoclaste pourfendeur de toutes les appartenances possibles, c’est dire combien la question de croire en un quelconque sauveur me restait en travers de la gorge. Mon difforme ami mendiant bouddhiste m’avait pourtant dit que nous pouvions largement nous passer d’un dieu ou d’un maître spirituel pour évoluer, mais je ne réalisais pas encore bien les implications d’une telle liberté. Oui, je voulais bien être « heureux » avec la cécité – il semblait que ce fût possible - mais je voulais me passer de toutes les échelles et béquilles et autres intercesseurs. Je voulais y arriver tout seul, sans support, sans aide, sans redevabilité. Restait à trouver l’élan pour s’empoigner et se secouer pour grandir. À ce stade, il m’était plus facile de pleurnicher sur mon sort en croyant que c’était irrémédiable, que je n’étais pas équipé des outils nécessaires à l’épanouissement.
Des années plus tard, une sorte d’anachorète hirsute vivant dans une cabane sur les contreforts himalayens m’expliqua qu’il n’était pas nécessaire de croire en Dieu ou en d’autres choses surnaturelles afin de ne plus donner prise à la souffrance, mais d’observer par la méditation et le discernement ce que nous sommes derrière la tragédie de nos masques sociaux. Il me dit que j’étais seul à l’origine de mon inconfort, que j’utilisais la cécité pour me plaindre, mais qu’en fait mes yeux morts ne pouvaient être responsables de mon mal-être. Il me démontra que je les utilisais pour me déresponsabiliser du rôle créateur de mon propre enfer.
« Merci, sir, heureusement que vous me dites cela gratuitement, généreusement, que je ne vous dois rien et que vous me laissez repartir comme je suis venu, c’est-à-dire avec la liberté de choisir ou pas la souffrance. »
Et lui, cet éloigné du monde, de rajouter en me malaxant rudement l’épaule :
« Oui, vous avez le choix de vous faire souffrir ou de retrouver la paix. »
Je repris toutes les routes du monde qui menaient nulle part jusqu’à ce que je croise Karim, en Turquie. Pour relater cette rencontre, je recopie à la fin de la présente lettre un extrait de mon livre " Aller voir ailleurs – Dans les pas d’un voyageur aveugle ".
" Et là, je ne parle pas de tous ces êtres croisés, vrais handicapés sociaux, laissés pour compte par les gens comme-il-faut et croupissant dans la fange, devant des cahutes de fortune en carton et tôles rouillées – Djakarta, Manille et autres bidonvilles de Lima, Nairobi ou Sanaa… Ni de ces paysans au Sahel dont les champs deviennent stériles par manque de pluie, ni des migrants rôdant autour de frontières solidement gardées… Je ne m’éterniserai pas sur toutes ces rencontres qui m’ont foutu des claques et m’ont peu à peu fait réaliser que l’auto-apitoiement est un luxe de nantis."
Dans les années 2014 ou 2015, au Maroc, une autre rencontre, avec un aristocrate paraplégique, " Monsieur Intouchable ". Je le cite :
« Il faut faire silence, et dans le fond du fond de soi-même, en dehors de tout temps, se mettre au diapason de la condition humaine qui est d’être en relation pour donner du sens à son existence. Le temps n’est plus consommé mais partagé ; c’est le vrai sens à donner au temps. »
Récemment encore, à Lyon, lors du congrès « The place to be », je rencontrai Sophie, personne malentendante – autrement dit sourde comme un pot – qui à travers une interprète des signes m’expliqua que le mot impossible n’avait jamais pu prendre racine en elle. Bravo Sophie, et merde aux empêcheurs de grandir !
Avec toutes ces rencontres qui nourrissaient en moi un espace de silence pressenti mais encore non intégré, je fis d’énormes efforts à tenir debout en essayant de ne plus utiliser la cécité pour me prétendre victime. Efforts souvent suivis d’accablantes rechutes. Puis dans l’ordre, après le déni, le refus, dans le processus vers la résilience est apparue la résignation avec son faux visage d’acceptation. Ce recouvrement partiel du refus sembla atténuer les souffrances les plus criantes. Il se traduisit par des paroles de renoncement, telles que : C’est ainsi, il n’y a rien à faire. À quoi bon lutter ? Une petite voix servile, toute peureuse, murmurait : C’est mon destin, mon inexplicable destin... Il y avait là une amorce d’un oui trop tempéré pour tenter de maquiller le rejet du handicap en une contrefaite acceptation.
Malgré tout, la cécité représentait encore un objet, donc un ennemi, car elle me paraissait toujours étrangère, autre que moi en quelque sorte. C’était encore un nouveau parapluie pour me protéger et ne pas laisser apparaître au grand jour la grande fragilité. Ce fatalisme, qui a comme autre nom la résignation, fourbissait dans ma pénombre existentielle une nouvelle arme : c’était la naissance de la dérision et de la causticité, à ne pas confondre avec l’humour, l’indispensable humour. Pour valider cette arme je recherchai les conflits, développant des attitudes d'opposition systématique.
Un soir, je découvris, déconcerté et lucide, que mes moqueries et mon corrodant sens de la dérision étaient encore une protection pour ne pas trop me laisser affecter par le tragique de la vie. Non, ce n’est pas moi, « je » solitaire, qui découvris cela, mais la relation de deux inconnus passablement éméchés dont l’un était sidéen et maquillait sa terreur avec de philosophiques verbosités compensatrices, tandis que l’autre grimait sa cécité avec une fausse dédramatisante autodérision. Dans ce café Bruxellois, le goût délicieusement amer de la bière me donna soudainement soif de l’autre, et cette soif était si infinie qu’elle absorba en priorité un grand nombre de bières, puis la cécité, mon volubile interlocuteur, la salle enfumée. Plus rien ne me parut étranger, plus rien. D’un seul coup toutes les frontières étaient démantelées. Merveilleux clin d’œil musical, d’une cassette aux musiques diverses Jacques Brel chantait « Sur la place », dont le refrain disait ce que j’éprouvais et n’aurais pas su aussi bien exprimer :
« Ainsi certains jours paraît
Une flamme à nos yeux
À l'église où j'allais
On l'appelait le Bon Dieu
L'amoureux l'appelle l'amour
Le mendiant la charité
Le soleil l'appelle le jour
Et le brave homme la bonté »
L’amour du réel dépossède. La cécité ne m’appartenait plus, à moins que ce ne soit moi qui enfin ne m’offrais plus en pâture à sa boulimie dévorante, je ne saurais dire. En tout cas, elle était comme digérée, remise à sa place. À ce stade, on peut parler de l’acceptation, voire de la résilience, qui n’est plus de la nature toxique de la résignation ni du renoncement, mais une totale intégration de la réalité. Il n’y a plus moi et l’objet gênant, le désobligeant ennemi cécité, mais une reconnaissance intime que je suis certes aveugle mais pas uniquement que cela. Cette réalité est ce qu’elle est, et si je tente de la modifier, ce qui me la rend étrangère, immédiatement je nourris une des identifications possibles qui oscillent entre le déni, le refus et la résignation, et le miracle de l’intégration semble s’éloigner. Ma singularité, ma différence redevient alors handicap.
Sorry si mes propos choquent certains, ils n’engagent que moi, c’est mon témoignage, je ne vous demande pas d’y adhérer. Mais, comme promis, retournons en 1991, à la rencontre de Karim :
À peine étions-nous rentrés d’un voyage de six mois en Inde que je partis seul en Turquie. J’y fis une rencontre marquante, de celles que j’avais toujours recherchées, celle d’un homme libre. Il se prénommait Karim. C’était une sorte de vagabond céleste. Cet errant, ce derviche, m’impressionnait par la capacité à se moquer de sa propre biographie. J’entrevoyais une forme ultime de liberté à se déposséder ainsi de son passé. À ses côtés, il me semblait vivre auprès d’un Épictète ou d’un Marc Aurèle, tant la relation était intemporelle. Nous discutions toujours en marchant. Il m’apprenait à toucher du doigt le sens du mot « maturité ». Il m’enseignait la voie d’une bienveillance intérieure. Ce qui signe notre ignorance, disait-il dans un anglais étonnant, c’est de croire que ce qui nous arrive est injuste. Le soir, je notais en braille dans mon carnet ses allégations. " Nous, les hommes, ne pouvons avoir que deux desseins : nous arracher de la souffrance par le détachement et découvrir l’amour. " Cette dernière phrase m’enchantait comme une rivière claire nous invite à la rejoindre un jour de canicule.
Une autre fois, il s’arrêta brusquement de marcher. Moi, sur ma lancée, je le dépassais. Devant faire demi-tour pour le rejoindre, et incommodé à la pensée qu’il me scrutait de ses yeux pénétrants, je le trouvai en réalité immobile face à la mer. Son regard avait été miraculeusement modifié par ce qu’il observait. Les verts et les bleus de la mer s’étaient, j’en étais certain, j’en avais l’inexplicable sensation, substitués à l’obsidienne de ses yeux. Absolument rien ne semblait amarrer cet homme à un quelconque rivage. Il se déboutonna et pissa, le plus naturellement du monde, à gros bouillons, sur les vaguelettes qui venaient mourir à nos pieds. Puis il s’en alla sans même tenir compte du fait que mon absence de vision faisait de moi un type paumé sur un rivage inconnu. Au lieu de m’affoler, je ressentis vivement ce jour-là qu’il ne fallait pas le suivre. Je m’agenouillai alors sur la plage et creusai machinalement un trou. Rejetant le sable sec dans l’eau, cela produisait un petit bruit argentin. En me concentrant sur mon environnement, il me semblait que la plage était déserte comme au premier jour de la Création. Tous les possibles étaient rassemblés dans mes mains. Pour vivre enfin pacifié, il suffisait de trouver en soi un silence qui accueille toutes les formes de vie. Puis, soudain, je me redressai et me mis à courir le long des vagues. Sur cette plage du début du monde, je ne me posai aucune des questions qui auraient pu errer dans ma tête d’homme sans vue : Comment regagner la route ? Comment ne pas trébucher sur un rocher coupant ?
La mer semblait rire de mes vanités de bâtisseur de châteaux de sable, mais ce n’était pas infamant. C’était comme si la mer jouait à effacer mes projets pour me rendre libre. À force de courir, je m’abattis sur le sable. Un pêcheur me réveilla et me guida vers le village où j’avais loué une chambre. La liberté de cet homme, Karim, avait été contagieuse. Mais le plus extraordinaire advint à l’heure de mon départ. Sur le quai de la gare, au moment de nous donner l’accolade, il me dit simplement : « Rappelle-toi : ce que nous sommes est INCROYABLE ! » Et il s’en alla sans se retourner. Ce fut un électrochoc. Je sentis une joie se dilater dans mon être tout entier. C’était comme un rappel. La vie soudain me demandait de me réveiller, comme lorsqu’elle m’avait visité, à 18 ans, au festival d’Avignon.
J’étais enfin arrivé au bout du chemin de souffrance que je n’avais eu de cesse de jeter devant moi pour me croire victime. Le temps de l’acceptation avait sonné. Enfin, j’intégrais totalement ma différence. Enfin, je comprenais que les autres étaient des êtres à part entière et que la vie était un jardin de biodiversité qui nous reliait les uns aux autres.
J’écrivis en braille : " J’ai perdu l’identité de l’aveugle, me reste la joie d’être et la cécité, non plus comme une identité mais comme une singularité. "
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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