27 Janvier 2017
Seize avril 1976, jour de mes vingt ans. Il convient, dit-on, de marquer ce fait dans la mémoire d’un homme.
Je me trouve avec mon inséparable ami Tintin dans la communauté chrétienne œcuménique de Taizé (fondée en 1940). Ce n’est ni par hasard ni par aspiration mystique. Nous avons déboulé sur ce lieu fréquenté parce que c’est Pâques et que nous sommes en route vers l’Afghanistan et que nos poches sont quasiment vides. Or Pâques attire des chrétiens de toute l’Europe ; par conséquent nous subodorons que les pèlerins, pour peu qu’on les sollicite, s’acquitteront de leur devoir de charité. Bien vu : nos poches se remplissent de pièces et même de billets. Nous mendions systématiquement, en italien, en espagnol.
La veille de mon anniversaire, le 15 avril donc, allez savoir pourquoi, m’était venue l’idée démoniaque d’imiter mon idole Grace Slick, la chanteuse du groupe rock psychédélique Jefferson Airplane. En quoi ? Invitée avec d’autres artistes plus ou moins rock’n roll à la Maison Blanche par Richard Nixon — le président des États-Unis, ni rock ni psychédélique, lui ! — elle n’échappa pas à la fouille méticuleuse du F.B.I., et l’on découvrit sur elle le fameux alcaloïde de l’ergot de seigle qui fit couler tant d’encre, appelé trivialement le L.S.D. Que voulait-t-elle en faire ? Avec une franchise confondante, elle avoua son intention de glisser la petite pilule qui modifie le regard dans le café du président, afin qu’il perçoive la vie tout autrement. Initiative hautement inspirante pour moi, convaincu que je suis des bienfaits des psychotropes.
À cette époque, j’ignore encore que nombre de consommateurs de L.S.D se sont défenestrés ou encore croupiront à vie dans des centres psychiatriques ; cela, je le découvrirai, plus tard, de quoi me mettre enfin un peu de plomb dans la tête, du réel dans mes rêveries délirantes d’adolescent attardé. Toujours est-il que je prémédite de glisser subrepticement du L.S.D. dans le vin de messe du frère Roger (car je sais, par son découvreur Albert Ofmann et ses partisans comme Timothy Leary, que cette substance facilite largement la réémergence des contenus psychiques refoulés…).
Grace Slick and Timoty Leary
Déjà, je l’imagine monter en chaire, halluciné, la conscience dilatée. Il éclate alors de rire devant la grande farce des croyances. Et notre homme, devenu philosophe, d’entamer son prêche :
« Qu’est-ce que croire, chères sœurs, chers frères ? Si ce n’est vouloir qu’existe ce en quoi nous croyons. Mais si nous ne voulons plus rien, s’efface la peur de la vie en prise directe avec l’instant. Ne croyons plus ! Soyons vivants ! »
Et tandis que j’aspire la fumée âcre du haschich à travers un foulard indien humidifié et enroulé autour d’un shilom, je continue à mettre des mots sur la bande dessinée qui s’élabore dans ma cervelle en effervescence. Imagine, Tintin, le frère Roger se déshabillant cérémonieusement et invitant ses ouailles à l’imiter !
« Chères sœurs, chers frères, aimons-nous enfin les uns les autres, n’ayons plus peur des morales asservissantes ! »
communauté de Taizé
Et toute l’église devient un Kama Sutra vivant. Au programme, orgue, orgasmes et L.S.D. Le grand miracle, tout le monde s’aime sans discrimination, les vieux et les jeunes, les paysans et les bourgeois. Ce qui se passe pour la première fois dans l’histoire souvent douloureuse de l’humanité est si inattendu, si cathartique que tous les animaux des alentours accourent dans l’église. Une jolie vache charolaise pousse de ses cornes la grande porte qui séparait autrefois le monde sacré du monde profane. Les oiseaux, les reptiles, chiens chats et consorts pénètrent respectueusement dans ce lieu de transformation amoureuse…
Je suis loin d’avoir fini d’imaginer et de narrer la scène quand deux frères musclés nous tombent dessus et manu militari nous embarquent dans leur fourgonnette, nous expliquant que nos comportements sont intolérables. Nous devons comprendre que nous sommes une honte pour la sainte Église. « Nous vous amenons sur une grande route où vous trouverez en auto-stop des voitures pour rejoindre de grandes agglomérations comme Lyon ou Paris. » Leur compassion nous émeut, vous imaginez ? Ô Jésus, où es-tu? Es-tu venu témoigner de l’amour universel pour réveiller les hommes ou pour faire des chrétiens aveuglés par une foi qui exclut ceux qui les dérangent ?
Un clin d’œil de la vie, merci Jésus, à peine sommes nous débarqués d’une manière discourtoise sur la grande route que nous tendons le pouce. Un conducteur nous ramène directement et à vive allure à la communauté de Taizé. Et quand ils reviennent dans leur fourgon, les deux frères ecclésiastiques qui nous ont si bien ostracisés ont la surprise de nous revoir, rigolards, devant le portail de la communauté.
Pour Tintin, nous sommes désormais excommuniés, il va falloir racheter nos péchés. Il est temps de lever le camp, et nous rejoignons à pied la petite ville avoisinante où un marché bat son plein. Plus bouffon que jamais, après avoir bu plus que de raison, me vient l’idée de me mettre à poil sur la place. Prenant la foule à partie, je préconise tout bonnement l’évolution de la chrétienté en faisant absorber aux prêcheurs de l’acide lysergique.
" Savez-vous, braves gens, que l’injonction lumineuse de l’Évangile “ Aimons-nous les uns les autres ” est désormais caduque ? Dorénavant, c’est : aimons nous les uns sur les autres ! "
Et de débiter d’autres harangues, pour le moins inadaptées à l’auditoire :
"Le Christ est venu parmi les hommes non pas pour faire des chrétiens mais pour faire d’autres Christ, c’est-à-dire des hommes libres et aimants…"
Sur ce, j’invite vendeurs de saucissons et acheteuses de poireaux à se dévêtir et courir à la rencontre de l’autre, quel qu’il soit, en toute simplicité… La maréchaussée ne tarde pas à nous cueillir, sans doute prévenue par les inévitables délateurs qu’un excentrique et son comparse sévissent de manière incivique sur la voie publique. Le second fourgon de la journée nous conduit cette fois non pas sur un grand axe pour faire de l’auto-stop, mais au commissariat.
jour de marché à Cluny
Et là ce qui s’y déroule est impensable, inconcevable en 2016, époque bien moins débonnaire où chaque camp a la gâchette qui le démange. La société n’est plus la même, les mentalités non plus. Les crises, le chômage sont passés par là, peut-être même les jeux vidéos violents. Toujours est-il que si aujourd’hui je pissais à gros bouillon sur le bureau encombré de papiers d’un flic en riant aux éclats et en hurlant « mort aux vaches », les ennuis commenceraient. Mais l’homme qui se tient de l’autre côté du bureau inondé d’urine semble se rappeler qu’il est père d’adolescents qui cherchent leurs limites en provoquant famille et société. Ses deux collègues arrivent à la rescousse. Ils nous ceinturent fermement et nous bouclent en cellule de dégrisement. Nous gueulons, meurtrissons nos poings impuissants contre la porte et finissons par nous calmer en sombrant dans un sommeil alcoolisé et réparateur.
Allez savoir pourquoi, nos sympathiques geôliers entrouvrent la porte vers trois heures du matin. Sans procédure administrative aucune, ils nous remettent effets et papiers d’identité. Nous quittons le poste à pied. Seulement voilà, que faire la nuit dans une bourgade endormie ? Pas de l’auto-stop, évidemment, personne ne roule sur ces routes de campagne aux matines. Nous n’avons plus envie de dormir, mais il faut bien que notre folle jeunesse sans cadre s’exprime. Récupérer un fil de fer rouillé sur une barrière et l’introduire dans la serrure d’une portière de voiture qui s’ouvre comme par enchantement… Encore un petit bidouillage familier, et le moteur est lancé. Et nous aussi, heureusement, car le boulanger vient de jaillir de son fournil, hurlant, gesticulant, courant. Merde, c’était son véhicule !
Cette fois-ci, et de notre propre initiative, nous regagnons une grande ville, Lyon, où nous rangeons harmonieusement la voiture empruntée à côté d’une autre boulangerie.
Je me souviendrai du jour de mes vingt ans.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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