12 Août 2018
Au sud du Péloponnèse, une superbe région, le Magne. On compare souvent cette péninsule à la Corse - je m’abstiendrai de toute comparaison.
Rocaille, murets de pierres sèches, collines pelées, sensation de solitude nourrie par la présence discrète de la mer, du vent et d’une maigre végétation. De-ci de-là, des maisons-tours, habitations austères repliées sur elles-mêmes, avec peu d’ouvertures.
Allez savoir pourquoi, ce paysage aride griffé par l’hiver me fait songer à la chanson « Hazy Jane » de Nick Drake : dépouillé, triste comme un morceau de basalte. Je ne saurais argumenter mon ressenti, mais cette région côtière me plonge dans l’atmosphère musicale du chanteur anglais nostalgique qui, quelque temps avant son suicide, se demandait : « Pourquoi m’ont-ils abandonné pendu à une étoile ? ». Nick Drake donnait dans ses disques l’entièreté de sa vulnérabilité désespérée en chantant sans aucun effet de réverbération sur sa voix. Un journaliste de la revue musicale « Melody Maker » écrivait: « Sa voix nous est livrée à l’état brut. »
Ah oui, le mot décrivant au plus intime le Magne se pose subrepticement sur ma langue ; il est court, se passe de commentaire. Son monosyllabisme peut rebuter : nu. Nudité, surtout pas dénuement. Dénuement suppose qu’il lui manquerait quelque chose, un passé glorieux. Mais ici tout est à sa place. Le Magne est nu, brutalement nu, nu comme un homme foudroyé par l’évidence que jusque-là il avait besoin de s’habiller de lambeaux d’histoires pour exister. Les nuages sont plaintifs comme les violons de Nick Drake, la lande presque irlandaise, placide la mer en contrebas dans ce moment d’éternité.
J’ai très envie d’être seul quelques minutes pour respirer cette région avec mes poumons célestes. Ça tombe bien, en baguenaudant nous nous sommes perdus, un peu, joyeusement perdus. Pascal m’offre de rester un instant seul, en « pleine pampa » comme il dit. Il choisit d’aller de l’avant pour tenter de repérer la route et revenir sur nos pas aventureux. Peu séduits par les enseignements du Petit Poucet : semer des cailloux pour pouvoir retourner en arrière, à tort ou à raison, ça n’est pas notre tasse de thé ! Nous improvisons donc, nous aimons cette altitude que confère l’audace, parfois même le risque. Ici nous sommes en Grèce, et pour moi la métaphore coule de source : nous avons égaré le chemin de retour vers le village dans le labyrinthe de nos mémoires.
« Et puis zut ! » Ce disant, je fais semblant d’examiner un portable imaginaire : « Je n’ai pas le numéro de téléphone de Dédale ! Tu te souviens, Pascal, de cet architecte qui inventa une telle complexité de corridors que ceux qui s’y risquaient s’y égaraient ? Bon, apparemment ici pas de Minotaure à redouter. Tu peux m’abandonner à ma contemplation. »
Je remplis mes poumons des senteurs toutes méditerranéennes du lieu, bien que nous soyons en février. Palpitent la roche à la mémoire froide et recroquevillée, les chemins de solitude, les corbeaux arpentant l’espace amnésique, le silence sans ombre. Je m’étonne de cette soudaine association entre Nick Drake et ce paysage ressenti, réinventé. Il faudra qu’un jour j’y réfléchisse. Voilà un jeu possible, songer à un endroit singulier et le dire en titre de chanson.
Et soudain, une ruée, une course folle, halètements, grognements, jappements furieux ; des pattes, plein de pattes griffant le sol raccourcissent la distance qui les séparait de ma personne. Mon attention se dirige vers la bruyante source d’inquiétude qui semble fondre sur moi. Évidemment, la terreur ne me redonne pas immédiatement la vue. Je comprends qu’il s’agit de chiens en colère - à moins que… des loups ? Plusieurs chiens, si j’en juge par la tornade d’essoufflements, d’aboiements. Je me demande bien quelle attitude adopter devant une agression aussi frontale. Je crois déjà sentir les molosses qui m’arrachent des lambeaux de viande comme l’aigle boulottant le foie de Prométhée sur le mont Caucase. Me dresser debout, selon mes croyances, renforce la confrontation. Me mettre à quatre pattes pour être à leur hauteur ? Je n’ai pas le temps de prendre une décision, un choc étonnant me fournit une information inespérée. La masse de muscles écumante s’abat en vociférant contre une clôture dont je ne pouvais imaginer l’existence en un pareil lieu. Les bêtes menaçantes sont à peut-être à trois ou quatre mètres de moi, mais maintenant, j’en suis certain, elle ne pourront pas m’atteindre. Mon soulagement est immense. La peur me fait grelotter sous mon manteau d’hiver. Et la question « qu’est-ce que cette barrière peut bien protéger, ici, en plein Magne ? » tourne à l’obsession jusqu’à ce que Pascal revienne.
« Ah, je vois que tu as de la compagnie un peu baveuse, et même des yeux qui jettent des étincelles ! se moque mon ami en me retrouvant.
— Mais que font ces foutus cabots ici ?
— Je n’en sais rien, mon pote. C’est le seul parc à des lieues à la ronde, et j’aperçois au loin une grande bâtisse. Encore des gens qui ont besoin de sécurité et quelque chose à protéger ! »
Cette réflexion relance une discussion que nous avions tout à l’heure en marchant à travers la campagne. Sur le chemin qui nous ramène vers le village, je lui raconte une histoire de chien que je tiens d’un ami algérien :
Le voisin de Djeha est à bout de nerfs, faut dire que le chien du Djeha aboie sans arrêt toutes les nuits et empêche tout le quartier de dormir. Il vient s'en plaindre. « Voisin, je comprends très bien que tu sois incommodé, lui répond Djeha, mais moi aussi, figure-toi, j'ai besoin de dormir un peu et je ne peux quand même pas rester debout toute la nuit à aboyer à sa place ! »
Nos rires chassent les chiens bien réels de ma mémoire.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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