3 Janvier 2018
Une plage immense, déserte. Une dune brûlante comme si le soleil irradiait de son centre. L’océan en tumulte. Cette nature sans âge est toujours un peu effrayante pour celui qui ne la voit pas. Ajoutez à ce bout du monde deux jeunes vagabonds. Lui, gai, intrépide, démerdard. Moi, celui que l’on regardait comme le handicapé, un impossible idéal hippie en bandoulière.
Lui, noyé ou parti. La seule chose certaine, il n’est jamais revenu. Moi, l’aveugle, anéanti par l’incertitude, je ne saurai jamais. Je ne saurai jamais, jamais, s’il s’est noyé près de moi sans que je ne m’en rende compte ou s’il a brusquement choisi de me quitter.
Au début, j’ai entendu des cris, ses cris. Je croyais que c’était de l’allégresse, un jeu avec les vagues gigantesques. C’était peut-être des cris de détresse. Une ultime tentative pour s’arracher à la mort liquide. Je ne saurai jamais. Jamais. Le doute ne m’a pourtant pas mis en marche vers lui, pour lui tendre la main ou pour jouer avec les forces vives des vagues. Inquiet, flairant le vent comme un animal aux aguets, j’ai attendu longtemps, sans bouger. Plusieurs fois j’ai tenté de penser à autre chose, mais rien ne parvenait à m’extraire du drame pressenti ou inventé.
le temps mesuré par de l’inquiétude semble plus long, lourd comme un sac de charbon sur le dos d’un vieillard amoindri par les privations. Seul sur cette plage amère, perdu. Une fois de plus. Perdu. Perdu.
J’ai déplié ma canne blanche, tâté autour de moi pour regrouper mes maigres effets. Où aller ? Suivre la plage pour retrouver la civilisation avec ses repères si utiles aux aveugles ? Pas évident, avec la marée montante. Et puis sans doute la peur d’être frôlé par cet eau tourmentée qui avait possiblement avalé mon compagnon de route. J’ai alors gravi la dune. Je me suis enfoncé dans une pinède. Encore aujourd’hui, la mort a pour moi, même si l’on me dit résilient, l’odeur de la résine des pins sous la verticalité d’un soleil de midi. J’ai marché au hasard avec l’interrogation lancinante : est-il mort ou est-il parti sans me prévenir ? Je ne savais pas. Quarante ans plus tard, je ne sais toujours pas.
Longtemps, l’homme sans nom a eu pour sépulture mes remords et ma culpabilité (je l’appelle « l’homme sans nom » parce qu’il refusait d’être défini par une carte d’identité ou même un prénom). Et les soirs d’âmes crépusculaires, souvent en bord de mer, des Landes à Goa, de Tuléar à Macao, j’ai quelquefois respiré dans les embruns sa voix moqueuse : « Je suis fait de tout ce qui existe ; tu peux m’appeler lion quand je rugis, saule pleureur quand je larmoie, granit quand je suis indifférent, soleil quand je suis généreux, mais jamais par un nom figé, identique. L’identique c’est la mort. »
J’ai marché, trébuché, me suis relevé en maudissant le sort, à travers dunes, vent et pins, et ce n’est pas chose aisée quand on ne voit pas, jusqu’à ce que des bruits de voitures au loin me fassent découvrir la civilisation, le pays où il y a des repères. J’ai tendu le pouce, une fois, mille fois, et une voiture, cinq voitures, cent, mille véhicules à roues, à ailes, sur rails, eau, asphalte, latérite, neige, air, m’ont emporté vers un ailleurs qui s’est toujours transformé en ici. Charrettes à bœufs, tracteurs, pirogues, taxis de brousse, rikshaws, trains, avions, ont tout fait pour m’éloigner de cette plage déserte où la mer en tumulte m’a pris – mort ou vivant ? – l’homme sans nom. Mais on ne quitte jamais ce qui est en nous, on a beau dormir avec les plus belles filles du monde, escalader les pentes des volcans et de l’orgueil, rire, se soûler dans toutes les tavernes, traverser tous les continents pour saturer la mémoire, rien, absolument rien n’oblitère la cruauté du doute.
Des fois je me dis, sans doute pour me consoler, qu’après avoir joué avec les vagues féroces, l’homme sans nom a sans doute repris son chemin solitaire. C’est vrai qu’il ne me devait rien, ni justification, ni explication. Il repartait alors comme il était venu, sans crier gare. Cet acte signant sa liberté. Mais la mienne, au fait de liberté, je ne savais pas alors qu’elle reposait dans la dissolution de la croyance que l’homme sans nom m’avait abandonné ou, autre version de l’invérifiable, que j’étais un peu complice avec l’océan de sa mort par noyade.
Le portable sonne au moment où l’irrécusable phrase de Paul Claudel : « un ciel si bleu qu’il n’y a que le sang qui soit plus rouge » tourbillonne dans ma tête sans trouver d’endroit pour s’y poser. La voix, féminine, se présente :
« Je suis journaliste, je vous ai découvert à travers votre blog, et je souhaiterais vous interviewer. »
Vraisemblablement parisienne la dame, fumeuse aussi, à moins qu’elle ne chante le blues ou le fado, ce qui n’est pas forcément contradictoire avec le fait de fumer.
« Oui, je suis disponible, si vous ne voyez pas d’inconvénient majeur à dialoguer avec un homme entièrement nu, adossé à une dune brûlante, qui se transforme en s’agenouillant sur une plage déserte battue par une mer en tumulte… »
Et pendant que ma correspondante m’explique pour quel journal elle travaille, et blabla et blabla, je réalise à quarante ans de distance, que l’homme sans nom c’est aussi moi.
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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