21 Avril 2018
Sous les tristes tropiques, une vilaine bourgade poussée à la va vite, faite de planches et de tôles sur pilotis et de fétidités diverses, fruits et légumes pourris, puanteurs d’égouts à ciel ouvert. Vivent, survivent et meurent ici des aventuriers de tout calibre, la plupart débarqués là pour tenter de modifier le visage de leur destin.
Nous sommes dans le bassin amazonien, encore en Bolivie, bien que très proche du Brésil. Je crèche dans une méchante auberge où l’on boit dru, mauvais rhum et bières tiédasses, en riant fort et où les coups de poings fusent, quand ce ne sont pas les couteaux qui ont pour objectif de soumettre l’autre. Partout, du végétal à l’humain, concurrence, rapports de force ; l’un cherche la lumière, l’autre de l’argent, toujours plus d’argent.
Pour l’heure, je m’applique à nettoyer mon unique prothèse oculaire de l’époque en la passant sous l’eau dans ce qui ressemble à un lavabo, dehors, au fond d'une cour boueuse. Des jours de pistes à voyager à l’arrière des camions ont mis à mal l’équilibre biologique de mes yeux artificiels. Je n’ai, comme d’hab’, pas de médocs et encore moins du sérum physiologique, alors de l’eau ça dépoussière, même si elle n’est pas traitée. « À la guerre comme à la guerre ! », dirait mon père.
Si je devais qualifier ma manière de vivre du moment, je la dirais fataliste, inconséquente surtout : on verra bien assez tôt ce que la vie me réserve, demain est un autre jour.
Donc, faisant peu cas des normes minimales d’hygiène, je rince mon œil en résine sous une eau impropre dans un lavabo immonde, les pieds dans une boue pestilentielle. Et je ne sais comment ni pourquoi, la prothèse m’échappe des mains. Affolé, je découvre qu’il n’y a pas de bouchon au fond de ce simulacre répugnant de lavabo. Mierda, mon œil ! Comment vais-je faire ? Je me vois déjà déambulant avec un bandeau sur l’œil manquant façon pirate dans cette région éloignée de tout confort, de tous soins. Je me baisse et je touche le tuyau crasseux qui sort de dessous le lavabo ; je le suis d’une main fébrile en m’agenouillant. D’un seul coup l’espoir surgit : le tuyau s’arrête à un peu plus d’un mètre du lavabo et tout s’écoule dans les fétidités de la cour, ce qui explique pourquoi je piétine dans ce bourbier. Relevant la tête, je crie le prénom de mon compagnon qui paresse avec une prostituée à l’étage supérieur de l’auberge où nous avons fait halte hier après-midi, suite à presque trente heures de pistes dans des conditions indescriptibles. Narquois, il apparaît à la fenêtre et me demande en bâillant : « Que passa gringo ? »
J’explique mon histoire abracadabrante : « Mon œil est parti à la dérive, viens vite voir ! Au mieux, il pourrait croupir quelque part dans cet infâme merdier », merdier que je désigne en tendant le pied vers le fond de la cour.
Il arrive en traînant des savates. Ah, lascivité des tropiques ! J’avoue que parfois je l’envie, parfois pas. À partir de ce moment précis, je crois que j’oublie de respirer tellement j’attends avec anxiété le résultat de sa prospection.
« Madre de dios ! », finit-il par s’égosiller après un long silence tandis que ses yeux fouillent intensément le sol : il vient de repérer mon œil flottant entre des détritus informels, un insecte crevé et des herbes gluantes. « Puta madre, je ne sais pas comment tu vas le nettoyer, mais si tu remets ça dans ton orbite sans le désinfecter, Pedro (il m’appelle Pedro), tu n’auras pas le temps de batifoler avec les jolies Cariocas qui perdent patience à force de nous attendre ! Ô gringo ! »
— T’inquiète pas, Flaco, je cours chez le Chinois acheter une bouteille de Coca-Cola, et je plonge l’œil dans ce breuvage. J’attends quelques heures et le tour sera joué en finissant de le désinfecter avec du jus de citron vert pressé dans de l’eau minérale. »
Puis, heureux comme un homme qui vient de faire un énorme héritage, j’empoche mon œil retrouvé. Je l’enveloppe dans un mouchoir douteux, mais au moins il est à l’abri, sauvé des eaux comme le fut Moïse.
Avant de me risquer dans la rue, je demande à mon compagnon de route s’il n’aurait pas une paire de lunettes de soleil à me prêter pour ne pas effrayer les gens dans la rue avec une telle béance orbitale. Je sais qu’ils ont vu beaucoup de choses ici, des morts, des blessés, des moribonds, sans doute aussi des fantômes, mais quand même, un gringo avec un œil en moins… Flaco me confie ses lunettes de soleil et, en me tapant dans le dos avec une brutalité à faire perdre sa prothèse oculaire à un aveugle appareillé, il me dit : « Allez viens, gringo, on va chez le Chinois et on va lui expliquer que tu veux du Coca pour faire trempouiller ton œil. J’espère qu’il ne claquera pas d'une crise cardiaque ! »
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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