2 Février 2010
" On ne devient pas illuminé en imaginant des personnages de lumière, mais en rendant l'obscurité consciente. "
Carl Jung
Il y a quelques années, j'ai repéré que la plupart des personnes dotées de la vue, marchent souvent comme happées par l'objectif qu'elles veulent atteindre. Elles ne sont pas totalement dans la marche, mais dans leur anticipation, par exemple projetées dans la porte à ouvrir, qui se trouve à plusieurs mètres devant elles.
Si elles "s'exercent" à fermer les yeux en marchant vers la même porte, elles sont davantage en résonance avec le présent. En elles peut alors s'éveiller une qualité d'attention autre, moins fascinée par l'objectif, sur laquelle, s'imprimera au début, des réactions, résistances, sentiment d'insécurité, etc.
S'entraîner à faire des "choses" simples dans le noir, comme se brosser les dents, se déplacer chez soi pour tenter de ressentir les obstacles mémorisés, peut nous permettre de réinvestir notre espace corporel.
Ce retour vers l'ici-et-maintenant s'accompagnera d'une qualité d'attention de plus en plus lavée de craintes et autres parasites.
Regardons à quel point la pensée nous emporte dans le passé et le futur. Si nous la suivons, elle nous débranche de la perception directe de l'instant, nous ramenant en arrière ou en avant avec son flot mécanique de comparaisons et autres associations.
Pour le corps, il n'y a ni passé ni avenir. Il est aligné avec ce qui est au présent, bien qu'il soit un prodigieux réservoir de mémorisations.
Trop souvent nous en sommes coupés, comme capturés par nos pensées anticipatrices et autres ruminations, ce qui fait que nous ne marchons pas mais sommes plutôt marchés, faisant ainsi du corps un objet et de son habitant un propriétaire.
Cela m'évoque cet ami Africain, au Zaïre, qui me disait :
" Vous les blancs, on dirait que vous marchez à côté de votre corps ".
A l'époque ses paroles me semblèrent farfelues et me plurent par leur exotisme, mais ce n'est sans doute pas pour rien qu'elles se gravèrent dans ma mémoire !
Depuis cette rencontre au bord du lac Kivu, au pied du grand volcan Nyiragongo, j'ai reconnu la justesse de ces propos.
C'est effarant de voir à quel point l'imagination mécanique prend la place de la vivante perception de l'instant, ahurissant de découvrir que nous ne sommes jamais tout à fait présent.
Nos ruminations mentales nous hypnotisent et nous engloutissent.
Nous marchons le long d'un chemin fleuri et nous ne sommes pas du tout ici :
" Ah oui je serai plus heureux en achetant cette machine ! "
Et pendant ce temps les oiseaux gazouillent dans un merveilleux soir de printemps, les fleurs s'offrent à nos sens, et moi je suis absent car je me laisse absorber par le flot séducteur des pensées comparatives qui créent des émotions qui me ballottent entre passé et futur.
Un jour lointain, j'ai proposé à notre amie J de se bander les yeux, et de marcher dans le jardin.
Ce fut un choc pour moi. Aussitôt elle gagna une densité nouvelle, sa voix dégringola dans son ventre, son centre d'équilibre se modifia.
Je sentais que son regard s'était comme retourné sur lui-même.
Certes elle perdit un certain vernis d'assurance, mais elle transpirait une qualité toute nouvelle, une sorte de porosité attentive, obligée à une présence plus consciente encore.
A partir de cette expérience, j'ai quelquefois proposé à des amis de rencontre de faire quelques exercices yeux fermés ou recouvert d'un bandeau.
Au début, quand on s'entraîne à faire des choses chez soi en fermant les yeux, l'extrême vigilance peut induire des somnolences, et même provoquer des maux de têtes.
Mais à force d'être simplement présent à ce qui est, yeux fermés ou ouverts, un relâchement, un espace amoureux de ce qui est, peut transformer l'attention subjective errante, en une attention ouverte et hospitalière.
Evidemment quand on s'engage dans ce travail de transformation, nous devrions pratiquer constamment la division de l'attention dans notre quotidien pour nourrir en nous un être responsable, qui sera de moins en moins en réaction dans son vécu et de plus en plus en réceptivité créatrice.
Mais l'on parle plutôt bien de ce que l'on a soi-même besoin d'approfondir !
Ainsi en explorant l'attention sans intention, nous découvrons par fulgurances que notre objectivant rapport au monde et aux autres relève d'un somnambulisme consensuel.
Là, ce que nous appelons le monde, c'est la représentation que nous en avons, représentation faite de pensées à ne pas confondre avec la perception directe.
Ces pratiques dans le noir sont courantes au sein de certaines civilisations indiennes, chez les Aruacos, les Kogis, notamment, dans le nord de la Colombie, dans la sierra Nevada de Santa Marta où le chaman guide son élève jusqu'à ce que, dans le noir, il puisse percevoir que ce qui semblait l'entourer est, en fait non pas en dehors de lui mais en lui.
En accomplissant des gestes quotidiens, tout en étant plus présent, se déplacer chez soi les yeux fermés, ou sans lumière la nuit, pour ressentir autrement les lieux, les sons, les voix, cheminer en silence et sentir la présence de ce que l'on frôle, parler avec quelqu'un que l'on croit connaître en fermant les yeux comme pour le percevoir de l'intérieur de soi... C'est une manière de regrouper notre attention.
Le simple fait de fermer de temps en temps les yeux dans nos gestes quotidien, non pas pour somnoler mais pour être plus présent à la pure sensation d'être, peut nous offrir la possibilité de parcourir le chemin qui mène de l'oeil, voyant ou pas, à la source du regard. Pour cela, apportons une qualité d'attention amoureuse à ce qui est afin que le regard subjectif de l'attention ordinaire puisse se transformer en une attention libre et joyeuse.
L'attention globale est pure perception. Elle ouvre la porte au discernement et à la faculté créatrice.
Une des aptitudes premières de cette occultation volontaire d'un sens est de fournir la possibilité de révéler les mécanismes inconscients par lesquels l'attention libre s'identifie à une attention morcelée, à une histoire personnelle subie.
Observons à quel point dans notre collecte permanente du bonheur liée à des situations favorables, à des objets convoités, nous créons des peurs, doutes, colères, sentiments d'isolement et désirs frustrés.
Si nous voulons sortir de ce cercle, souvent infernal, découvrons comment notre désir de bonheur, désir fixé sur des objets ou des circonstances souhaités ou convoités, se transforme paradoxalement en souffrance.
Certes la privation volontaire de la vue, comme une forme de méditation, peut donner le goût d'un lui-même tout autre à celui qui jusque-là ne l'a pas pressenti, mais ce travail vers la désidentification de son histoire personnelle demeure celui d'une vie consciente.
Il n'y a pas de chemin, mais il semble pourtant long !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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