4 Mars 2016
Une chose m’a toujours laissé sans voix, ou presque, c’est la question :
« Tu viens de voyager six mois, raconte-nous ? »
Et moi j’étais dérangé par cette question, mais comme j’avais besoin de reconnaissance et, pour pouvoir m’aimer un peu, pour exister aussi, de m’appuyer sur le regard admiratif ou réprobateur des autres, je mettais à part un fait pioché dans ma mémoire et posais la loupe dessus pour lui donner plus de relief. Des mots clefs : Pygmées, îles du Pacifique, rituels initiatiques, personnages extravagants, et que sais-je encore ! et l’auditoire était pris dans la toile inextricable des rêves soporifiques.
Mais de moi-même à moi-même, en ces temps de disette affective, d’anémie narcissique, je ne m’abusais pas trop, car je savais bien que le voyage, comme le reste, est du quotidien vécu, et que nous soyons en train de poursuivre une bande de singes en Amazonie, avec des indiens armés d’immenses sarbacanes ou que nous soyons immobilisés dans un embouteillage en rentrant du bureau, au moment où cela se vit, ce n’est ni extraordinaire ni banal, c’est. Et ce n’est qu’après, en comparant, en isolant, en manipulant, et cela selon notre nécessité d’impressionner, d’attirer l’attention sur soi, de se faire plaindre, applaudir ou désavouer, que nous dérobons un petit morceau de peau morte à la chair du vivant, morcelons l’insécable, faisant ainsi apparaître une situation avec d’apparents contours, un début et une fin. Nous créons ainsi une image, du temps arrêté, et un personnage, moi, à qui serait arrivé cet événement, rendu enviable ou méprisable, selon la manière et l’intention que déploie le narrateur dans sa description.
Voilà une des milles manières de se faire exister, de créer notre auto-biographie, d’être plus ou moins que les autres, selon le tempérament de celui qui ressuscite son passé avec une charge affective et force conviction.
Et j’excellais dans cet art, celui de capturer l’attention en brandissant un passé alléchant, car j’avais vite compris les profits associés au fait de savoir bien faire rêver les autres.
L’équation est simple : plus le vis-à-vis est insatisfait de son existence, plus on peut prendre le pouvoir sur lui ! Les publicistes et les politiciens, pour ne parler que d’eux, connaissent admirablement ces mécanismes de manipulations. Mais un jour j’ai rencontré un Homme Plein, si plein de l’instant et si en accord avec ce qu’il vivait, que mes tours de passe-passe langagiers ne pouvaient pas avoir d’emprise sur lui. J’ai enfin conscientisé tout ce qui se jouait dans les relations ordinaires, combien la victime appelle son bourreau, et vice-versa, et j’ai vu à ce moment-là mes chaînes, mes mensonges, ma dépendance à l’autre pour exister.
Il était grand tant que je me réapproprie le pouvoir de créer ma propre vie , sans justification. Pour ce faire, je devais cesser d’être une marionnette confiant son destin à autrui, une victime.
Tout d’abord, ne soyons plus dupe et prenons conscience du fait que l’on ne choisit surtout pas de raconter ceci ou cela pour rien. Tout ce que l’on narre, arrache au passé, c’est avant tout une façon de se montrer et de se faire valoir, apprécier, détester, etc. Et sous des couverts anodins d’objectivité, en faisant d’une situation passée, d’un événement, un objet, on érige et entretient un sujet moi, moi à qui ceci ou cela serait arrivé !
« Plaignez-moi, chaque soir j’endure une demie heure d’embouteillage sur le périphérique ! »
Ou encore :
« Admirez-moi, je suis aveugle et j’ai fais le tour du monde ! »
Et comme on ne vit la plupart du temps qu’à travers des clichés, une image de soi, des à priori : derrière une canne blanche ou des lunettes noires il y a un aveugle, et un aveugle c’est un homme forcément malheureux, parce qu’il lui manque la vue, etc. …, on entretient mutuellement des histoires que l’on prend pour la réalité. Mais derrière une canne blanche il y a surtout votre peur tressée à votre désir que cela ne vous arrive pas ! Je le vérifie sans cesse en me déplaçant, voyageant, vous n’avez pas peur de moi, de moi l’aveugle, mais vous craignez de devenir comme moi !
Tandis que ces réflexions se construisent sur mon interne écran de veille, j’arrive dans le couloir central d’un wagon de TGV, et je demande à haute et intelligible voix :
« Est-ce que quelqu’un peut m’indiquer le siège 77 ? »
Point de réponse ; quand on ne s’adresse pas à quelqu’un en particulier, personne ne se sent concerné ! Je connais cette loi qui a quand même, MERCI, des exceptions, mais pas dans ce wagon-là. Alors j’arpente le couloir, histoire d’insister et de bien montrer mon incapacité à découvrir par moi-même le numéro du siège 77, puis je joue la dernière carte, celle de la provocation, qui, en principe, est efficace :
« Si vous ne m’indiquez pas le siège 77, je m’assois n’importe où en espérant que ce sera sur les genoux d’une jeune et jolie femme ! »
J’enrobe d’un emballage d’humour ma menace verbale.
Ca paie, une main ferme et dirigiste me guide à la place qui m’est assignée. Cette main ne doit manifestement appartenir à personne, car elle ne parle pas. Je peux même écrire qu’elle « chosifie » celui qu’elle touche, mais cela ne me dérange plus aujourd’hui, ça fait partie du film que je regarde et dont je suis un des acteurs !
A la hauteur d’Avignon, je découvre, quand je finis d’éplucher une banane, que ma voisine est sourde et muette et très communicante. Elle prend ma main qui tient la peau du fruit et la guide vers la poubelle, puis elle pose ses doigts sur ma bouche et sur mes oreilles, émettant un vague son qui a le mérite de me faire comprendre que la relation entre nous va strictement s’exprimer au présent et en écriture de contact physique.
Au fait, je dis que ma voisine est une femme, mais c’est grâce à son parfum, mais peut-être est-ce un peu présomptueux comme indice, je le concède. En tout cas nous sommes en prise directe avec l’instant et non pas deux images floues qui dialoguerions en ressuscitant leur passé pour montrer leur importance ou leur insignifiance !
Je n’ose pas lui livrer toute chaude la phrase qui tourne dans ma cervelle et m’amuse tant, de peur de créer de l’incompréhension entre nous, nous qui ne nous comprenons pas avec des mots, mais qui sommes ensemble en toute simplicité :
« Mais heureusement que ma grand-mère faisait des crêpes si fines, si fines qu’elles n’avaient qu’un côté ! »
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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