24 Septembre 2011
« - Oh, oui nous avons du temps, Tim et je vais te raconter mon itinéraire chaotique de cécité refusée pendant que le train avale le paysage Pakistanais. »
Nous étions dans un tortillard, qui lambinait à travers la nuit chaude entre Peshawar et Lahore.
Il était plus de minuit, nous étions en troisième classe dans un wagon en bois. Et comme les places avaient été prises d’assaut, nous étions assis au milieu du couloir, servant de paillasson aux nombreux petits vendeurs de thé au lait et autres amuses-gueules !
Tim venait de me terminer à voix haute la lecture d’un livre de San Antonio et le décalage de l’abracadabrant récit et de notre situation nous avait arraché toutes les gammes de rires et de fous rires dont nous étions capables.
Nous étions nettoyés de toute nervosité, paisibles même, comme en deçà des fatigues et du repos. C’était un moment propice aux confidences. Alors je parlai vrai à mon compagnon, sans doute pour la première fois ; et comme je ne crois pas à la reproduction fidèle des dialogues -, la mémoire faisant souvent office de palais des glaces - je ne m’adresse plus à Tim directement, mais à toi lecteur ! Nous ne sommes plus dans l’haletant tortillard Pakistanais mais dans l’invisible train du présent. Détendons-nous, posons nos valises, ne faisons plus d’efforts, ça roule pour nous, même ma future narration est un bagage convoyé par le train de l’instant où la plupart des voyageurs semblent somnoler et rêver.
Voici l’histoire de la cécité qui courut et courut et finit par me rattraper, mais suis-je en âge de croire encore aux histoires ?
Pour ceux qui les chérissent, je la raconte comme elle s’est présentée à moi à diverses reprises, obstinément, on pourrait même dire sans exagération outrancière avec l’ambition de réussir son plan et de faire de Jean-Pierre Brouillaud un aveugle !
La dame voleuse de lumière apparaît quand le bébé Jean-Pierre a deux mois passés. Sa maman constate un matin, horrifiée, que son nourrisson a l’œil gauche entièrement couvert d’un voile blanchâtre. La première opération à la clinique Chénieux de Limoges est rien de moins que ratée par la novice femme du chirurgien qui lui, le lendemain, rendort pour la seconde fois ce petit d’homme si frêle pour tenter de réparer l’erreur.
En ces temps de 1956 les glaucomes ne s’opèrent pas encore avec succès comme aujourd’hui.
L’œil gauche ne réagira plus à la lumière, et le droit, celui qui joue encore avec le monde des formes infinies, devra patienter encore quelques années et me permettra d’engranger de précieux trésors de souvenirs visuels. Les couleurs sont encore intactes après quarante années de cécité complète.
Arrive 1962.
Dans le département de l’Yonne je vis seul avec ma mère, sur la commune de Ouanne, le père faisant le militaire en Algérie.
A l’heure du goûter, comme chaque jour, je reviens de la ferme située à Pierrefitte le Haut. Et là, avant la tartine de beurre et de chocolat râpé, va se jouer un des épisodes mystérieux de mon existence, épisode dont je n’ai aucune mémoire précise. Sans doute ai-je involontairement jeté un voile sur cet événement tragique, peut-être pour ne pas dénoncer un des petits copains de la ferme, peut-être, mais pour tout dire je n’ai accès qu’à des suppositions et vaines déductions.
Toujours est-il que ma pauvre mère reçoit un choc quand elle m’aperçoit et découvre que mon œil gauche n’existe plus vraiment, il est plat comme s’il avait été crevé. Elle n’apprendra rien de ce qui m’est arrivé, ni de son fils, ni des enfants de la ferme. Rien. Cela restera un mystère. Et d’ailleurs, quand elle en parlera plus tard, elle nommera cet événement : « l’accident », curieusement personne n’osera lui demander des explications sur ce supposé accident.
Un professeur, de la clinique parisienne Saint Louis, remplacera cet œil définitivement absent par une prothèse oculaire, et l’homme de maintenant ne se souvient que d’un voyage en micheline jaune et rouge en partance d’Auxerre. Point de souvenir de l’événement, ni de l’hôpital, si ce n’est peut-être une mise en scène d’un ballet de robes blanches qui enlevèrent à l’enfant un fil dans son œil récemment éviscéré et s’organisèrent pour tromper son attention et ne pas trop l’effrayer.
Sans doute, on lui a tellement raconté la scène qu’il croit s’en souvenir, mais qu’importe, il a vu la micheline, et ça lui a peut-être donné le goût du voyage ! Que savent les hommes de la matrice de leurs élans !
Et ce n’est que plus tard, vers dix ans, que je raconterai, pour me rendre intéressant, avoir quelque chose d’extraordinaire à montrer aux autres, l’histoire impressionnante du manche de la fourche qui aurait perforé cet œil. Aujourd’hui je crois l’avoir inventée de toute pièce. Mais peut-être qu’après tout est-ce la vérité !
Je ne me rappelle de rien. Je me vois racontant cette version des faits, mais où l’ai-je prise, dans une mémoire inconsciente ou dans une faculté imaginaire ? et comme elle impressionnait l’auditoire, j’ai fini par la valider et parfois même y croire moi-même.
Mais la cécité en 1962 n’a pas terminé son œuvre, pas encore, l’œil droit bien que glaucomeux voit encore l’effrayant jar de la basse-cour qui menace le garçonnet en allongeant le cou et en sifflant, la jolie micheline d’Auxerre, son grand-père avec sa pipe et sa vespa. Mais l’enfant est remuant, trop nerveux dit-on, et il collabore au plan cécité absolue en s’offrant un décollement de la rétine, vers 1965, dans le Maine et Loire, à Brissac-Quincé, au lieu dit la Tafardière, en s’octroyant un coup de genou dans l’œil droit. Puis un peu plus tard il se place sur la trajectoire d’une pierre lancée par un petit camarade, puis sous la main giflante d’une monitrice maladroite qui fragilise l’œil encore percevant, tant et si bien que la vue le quitte peu à peu.
La suite de l’histoire de la cécité vous pouvez la lire dans les textes suivants:
LA FORCE HYPNOTIQUE DU MENSONGE
J'AI CHOISI L'ENUCLEATION...
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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