31 Janvier 2014
Hommage à un de mes compagnons et guides de voyage, Jean-Claude Emeriau. Cette vignette de la route est située en Syrie, pays et peuple que j'ai tant aimé, aujourd'hui diaboliquement dévastés par des malades dissimulés derrière la religion.
Syrie- 1977,
Nous sommes juchés sur la benne d'un camion, et la poussière est si omniprésente qu'elle s'infiltre sous ma prothèse oculaire et finit par irriter la cavité de mon oeil. Je m'entête et mets un point d'honneur à ne pas porter de lunettes, bien que dans de telles conditions leur utilité ne serait pas à démontrer.
Cet appareil qui appuie son guidon sur les oreilles m'a toujours paru grotesque quand il escalade le nez d'un aveugle et pansemente, de ses deux roues noires, un regard déjà mort, comme s'il s'agissait d'une vilaine plaie à masquer.
En nous rapprochant de Palmyre nous traversons une bourgade où contrastent les maisons en torchis avec l'affairisme d'une zone industrielle flanquée de citernes de pétrole d'où s'échappent des oléoducs coupant en ligne droite le désert, en direction de l'Irak.
Le temps est venu pour moi de parler de nos projets.
" Bornéo reste, le but de ce voyage que nous avons entrepris ensemble, mais voilà, l'Afrique est si proche que je ne peux résister à son appel. Alors j’ai décidé de faire un crochet par l'Egypte, le Soudan et le Kenya, d'où j'essaierai de m'embarquer sur un bateau pour Bombay. On m'a dit qu'il en existait depuis Mombasa. Je sais que tu es déjà allé dans cette région et tu n'as sans doute pas envie d'y retourner. Avant de te parler de cela j'ai beaucoup réfléchi et j'ai pris la décision de poursuivre seul mon voyage, quitte à payer le prix fort."
Jean-Claude m'interrompt perplexe :
- " Parce que tu crois qu'avec ta canne pour toute fortune tu pourras braver seul les mille pièges que recèle ce continent ?"
J'ai prévu une telle objection et bien que le plateau de la balance ne penche pas en ma faveur, je me suis fixé une ligne de conduite à ne pas lâcher.
- « Je ne nie pas les embûches qui me guettent, mais qui ne tente rien n'a rien! Et ce n'est pas parce que je suis aveugle que je dois suivre la voix du prétendument raisonnable.
Et puis je ne t’ai encore jamais dit qu’à seize ans j’ai entendu à l’intérieur de moi un impressionnant: Tu dois vivre ta propre Vie.
Figure-toi que j’étais sur le point de m’endormir dans un dortoir d’une institution pour aveugles quand ce message s’est imposé.
Cette injonction, l’entendis-je d’un tout autre, en provenance d’un monde invisible où évoluent les trépassés, les anges, où me la suis-je dis des tréfonds encore inconscients de moi-même ? Je n’en savais rien, je n’en sais d’ailleurs toujours rien, mais le message avait le poids d’une sommation.
A cette époque les parents, la société attendaient de moi des résultats, avaient pour moi un programme, et je pressentais que si je les écoutais, j’allais endosser leurs valeurs et ne pas ouvrir mon propre chemin.
Dès lors je me fis le serment vertigineux de ne plus obéir à ce qui ne jaillirait pas de mon cœur et de mes tripes, dussé-je payer le prix lourd des désaveux collectifs. Alors que mon projet soit raisonnable ou pas, je ne m’en soucis guère !
- " Et notre amitié, qu'est-ce que tu en fais? " rétorque Jean-Claude.
« L'amitié c'est comme l'amour, quand on apprécie quelqu’un on ne le force surtout pas à accomplir ce qu'il n'a pas choisi.
Bien sûr je préférerais continuer à voyager avec toi Jean-Claude, plutôt que tout seul, mais au nom de quoi pourrais-je t’imposer mes désirs ? »
Je reçois une bourrade dans le dos et Jean-Claude s'exclame avec une spontanéité déconcertante :
" Let's go to Africa ! Après tout, tous les chemins mènent à Bornéo, non ?"
Nous ne sommes jamais allés à Bornéo et nos chemins ont fini par se séparer. Lui est devenu moine Hindou, moi rien...
Et plus de vingt ans après nos chemins ont fini par se croiser de nouveau. Mais nous n’avons plus envie d’aller à Bornéo !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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