17 Mars 2015
Cher Christian,
Depuis le 18 juin 1999 exactement, je me dis que je vais reprendre contact avec vous.
Mais perd-on le contact avec ceux que l'on aime ?
Je ne me présente plus. Tant pis pour moi si vous m'avez oublié.
Plus vous êtes lu et plus vous nous lisez, n'est-ce pas ? Alors que de noms et prénoms signés au bas de lettres amicales …
Pourquoi le 18 juin et pas le 17 ?
Parce qu'un ami est mort ce jour-là, mon ami Yvan Amar, homme qui n’appartenait à personne tant il était libre et relié à la Vie dans son déploiement.
Cette nuit du 18 juin, au petit matin, Yvan ôte sa montre, la pose sur la table de nuit, puis ses lunettes qu'il laisse sur le lit. Enfin, il retire de ses narines les tubes qui le relient à l'oxygène et se blottit dans les bras de Nadège, comme un enfant. Une quinte de toux le secoue. Comme si toute la maladie sortait enfin de lui. Nadège a le sentiment étrange qu'il meurt guéri. Il ouvre alors les bras, laisse s'échapper deux râles, puis revient dans les bras de sa femme.
Elle le tient contre lui, ses bras autour de son corps si frêle, sa main posée sur son coeur. Silencieuse.
Puis elle lui dit :
" Je t'ai accompagné de tout mon coeur"
C'est alors que le coeur d'Yvan cesse de battre.
La lumière est douce, le jour se lève, il est à peine un peu plus de cinq heures.
Sans doute le ciel entier dans la poitrine, silencieux comme un nuage, il a rejoint le non-espace de toutes les origines.
Oh ! Il n'est pas allé loin, je le sais, car l'éloignement n'existe pas dans l'amour.
Il a plutôt cessé d'aller quelque part.
Ceux qui n'ont plus la parole pour être entendus sont si proches de nous que nous ne pouvons pas les voir car nous autres, soi-disant vivants, nous prétendons que nous avons besoin d'être éloignés des choses et des êtres pour les voir et les entendre.
Mais comment pourrions-nous voir ceux qui sont devenus le regard de notre regard ?
Il y a de cela quelques années, Yvan et moi nous vous avions fait, Christian, parvenir son livre sur les 10 commandements.
Quand il avait appris au détour de nos nombreuses discussions que je correspondai avec vous, il s'en était réjoui vivement. Il s’était levé et avait alors posé son livre d'une manière inattendue sur mes mains d'aveugle, (nous buvions le thé dans son salon à Gordes), et m'a dit simplement :
" On écrit, Jean-Pierre, sur la couverture des dix commandements quelque chose ensemble et tu l'envoies à Christian Bobin. "
Il n'y avait rien à répondre.
Je me suis senti un peu frileux car je n'ai pas le mot facile et beau comme lui.
J'ai dû bredouiller quelque chose comme :
" Ecris Yvan, et moi j'écrirai à la maison quelques mots"
J’avais peur en ce temps de ne pas être inspiré, peur de n’être que moi-même, et je croyais que la mémoire et la réflexion me feraient écrire des mots plus vrais.
Oui, Yvan Amar est mort à l'aube du 18 juin 1999 ; et je tenais à vous le faire savoir.
Mais on ne meurt que pour les autres, n'est-ce pas ?
L'homme n'a jamais eu peur de la mort. Je crois qu’il s’escroque lui-même quand il prétend cela.
N’a-il pas tout simplement peur de perdre quelque chose qu'il n'a jamais possédé et qu’il appelle sa vie ?
Yvan est mort pour moi et pour ses amis.
Pas pour lui.
Et parfois même, dans cette abolition d'espace et de temps qui jaillit miraculeusement entre deux êtres, il s'engouffre je ne sais comment. Et alors là on ne comprend plus car la mort devient la vie.
Le disparu est alors plus présent que nous-même.
Vous diriez sans doute Christian, avec vos mots à vous, que c'est un tour de passe-passe que nous joue un ange.
A l'enterrement d'Yvan à Gordes, j'étais avec Marie, mon ex femme et Leïla, notre fille alors âgée de 4 ans.
Leïla n'a eu de cesse de répéter que c'était une fête. C'est vrai qu'il y avait très peu de terribles visages de circonstance. Peu affichaient la tristesse de l'adieu.
Les pleurs discrets ne venaient pas du manque. L'église était trop pleine du mystère joyeux pour que l'on s'affligea de lendemains vides.
Le curé de la paroisse a accepté de bonne grâce qu'une confrérie soufie chante la gloire d'Allah tandis que l'on descendait le corps d'Yvan en terre.
Des amis juifs ont également célébré par le chant le mystère.
Le mistral, puissant ce jour, a dispersé tous ces témoignages dans la campagne avoisinante.
Il empêchait les oreilles d'entendre les paroles de chair ; et c'était très bien.
...... soit on lui disait :
" Non vent, pas ce jour, tu éparpilles tout ", et là on ne rencontrait que nos manques.
.... soit on entendait Yvan rire dans le mistral, disant :
" Je souffle sur vos attachements et vos espérances pour que vous deveniez souffle à votre tour."
Ce 18 juin 1999 fut un jour de louanges.
Sous les voûtes de l'église de Gordes des chants de l'Inde pareils à une flamme laudative s'élevèrent sous le regard bienveillant de Chandra Swami. Ce moine impressionnant de silence, drapé d'orange, fut l’homme auprès de qui vécut Yvan au sortir de l'adolescence, sur les bords du Ganges.
Quelques semaines après l’écriture de cette lettre, une surprise m’attendait dans la boîte aux lettres.
Christian Bobin avait fait une démarche peu évidente : il avait trouvé un organisme pour faire traduire un de ses livres en écriture Braille. Ainsi m’envoya-t-il un exemplaire unique de son livre : « L’homme qui marche »
Et j’en profite pour relater cette anecdote qui dit si bien l’empressement ingrat qui parfois me guide.
En glissant les mains dans l’ombre fraîche de la boîte aux lettres, j’y découvris du courrier et une enveloppe plus conséquente. Comme je pensai ne rien attendre, en palpant cette dernière, je maugréai :
" Ah ce fichu facteur il sait très bien que nous avons écrit à la poste pour ne jamais recevoir de pubs nominatives, alors pourquoi me refourgue-t-il toute cette paperasserie ? "
Mais les jérémiades cessèrent brutalement quand je découvris que des petits points, comme ceux qui constituent l’écriture braille, gonflaient légèrement le papier de l’enveloppe. La curiosité me gagna.
Tout en marchant, je déchirai le paquet avec des doigts impatients, ne devinant pas encore qu’il y avait un rendez-vous d’amour, une invitation à découvrir que c’est en marchant que se fait le chemin !
Quelques mois plus tard, le vendredi 24 décembre 1999, je découvre un cadeau de Noël apporté par le facteur!
Dans la boîte aux lettres une phrase de Christian Bobin :
" Pour vous Jean-Pierre et pour tout ceux qui éclairent votre cœur comme en plein jour", phrase accompagnée d’un CD : Mozart et la pluie, un de ces merveilleux petits livres dont Christian a le secret, lu par André Dussolier sur des sonates de Mozart…
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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