16 Décembre 2010
- Dis toi ! Nasreddin désigna du doigt un homme vêtu à l'Européenne -tu es géographe n'est-ce pas ?
L'homme approuva en hochant la tête.
- Sais-tu où se trouve Laboule ?
- Cela semble un nom Français mais il faudrait que je cherche sur Internet s'il n'y aurait pas des informations sur ce lieu.
- Oui, oui, oui, acquiesça Nasreddin, Internet, une très bonne idée, d'autant plus que c'est Yunus, un informaticien de mes amis qui m'a dit que sur la toile circulaient des histoires me mettant en scène.
Elles semblent fréquemment être envoyées de Laboule. Je voudrais bien savoir ce que c'est que Laboule et qui parle de moi sans toutefois m'avoir même consulté !
Laboule village
Une semaine plus tard, Abdul, le géographe apprit à Nasreddin que Laboule est un petit village situé dans le sud de la France, en Ardèche.
Il ajouta, un peu faraud, que pendant ses futures vacances d’été il pourrait s'y rendre car il allait visiter une famille Turque demeurant dans cette région.
En septembre il rédigea pour Nasreddin un rapport plutôt pédant sur ce village ardéchois.
Laboule encore...
- Bien, bien, dit Nasreddin, en repliant le compte-rendu et en faisant un geste de la main comme si une mouche l’importunait, c'est une description affectée et obscurément poétique, mais as-tu au moins rencontré celui qui se sert de mon nom pour mettre en relief les comportements humains ?
- Oui. Il est aveugle et quand je l'ai interrogé il m'a dit cette phrase fantasque que j'ai notée sur un calepin :
- Voilà où le raconteur d'histoire sévit, entre faire exister ce qui n'est pas et mettre en doute ce qui est.
Puis il a continué ainsi, très prolixe, à croire qu'il n'a que ça à faire ! :
- Celui qui secoue les nuages pour que pleuvent les histoires n'a pas d'intention. Il ne raconte pas quelque chose pour vous emmener ailleurs. A moins que ... à moins que vous ne soyez tentés par, par exemple, atteindre l'horizon, horizon qui porte comme autre nom: l'impossible, auquel cas, sans aucun doute Nasreddin pourrait être d'un grand secours !
Nasreddin, celui fait de chair et d'os et de pas mal de raki dans le sang ce jour-là répondit :
- Mais triple idiot tu ne lui as pas dit que tu me connaissais ?
- Bien sûr que si, mais savez-vous ce qu'il m'a répondu ?
- Dis-le et plus vite que cela !
- Que Nasreddin, adepte du non-sens et de l'humour ravageur, sage déguisé en fou, ou fou travesti en sage, passe son temps à mettre en déséquilibre l'esprit des auditeurs par des paradoxes et des effets de manches, mais qu'en vérité il n'existe que dans l'imagination de ceux qui ont besoin de croire à des histoires.
- Alors, rugit Nasreddin, soulevé par un enthousiasme formidable, en voici enfin un qui m’a démasqué ! Sous ce turban vert que vous voyez, il n’y a personne, pas de Nasreddin, que de l’espace sans temps !
Et ce qui sort de cette bouche - il montra ses lèvres grimaçantes - est une sensible flèche sans cible, si vous vous y accrochez, vous en faites un morceau de bois mort.
Et sans souci des convenances (il dit parfois que la politesse n'est rien d'autre que la forme la plus acceptable de l'hypocrisie), il tourna le dos à Abdul le géographe et sortit en maugréant :
- L’erreur commune ne provient pas de ce que l’on ne sait pas, mais provient de ce que l'on tient pour certain et qui ne l'est pas !
A son ami Yunus qui lui avait emboîté le pas il dit :
- Toutes ces histoires qui me traversent visent à la déstabilisation d'évidences non remises en cause et à l'explosion de l'organe du croire.
L’auditeur est invité à larguer toute adhésion aux tromperies de l’apparence pour ouvrir sa porte au mystère de l'indicible.
Le langage commun, piètre ciment social, tout pétri de consensus, d'hypocrites convenabilités, a inventé une fallacieuse réalité que les hommes utilisent pour masquer leurs véritables intentions. Ils prennent les mots pour ce dont ils parlent, ce qui est commode pour communiquer en superficie, mais ce code éloigne au lieu d’unir ceux qui sont en relation.
Parfois une lucidité sans compromission nous montre notre égarement dans les faux semblants.
Quelques hommes audacieux savent que la réalité ne peut pas être contenue par le seul langage commun. Ils mettent alors à l’épreuve codes et symboles, les pulvérisent par le non-sens et les concassent avec les meules du paradoxe.
Les hommes sans ombre racontent des histoires qui semblent effarantes tant elles sont aux antipodes de la raison en cours.
Dans mon pays on appelle cet art du paradoxe La tradition du shath.
Aux oreilles d'argile du profane, cet art du vivant est souvent perçu comme une imposture. Mais tout cela au bout du compte ce ne sont que des querelles de sourds !
Et avec son pied droit il balaya une poussière imaginaire.
- Mais sais-tu toi ce qu'il advient de l'humanité fascinée par la logique en cours et par la mentalité du gain ?
Nasreddin, n’attendant pas de réponse, poursuivit :
- Elle a un besoin irrésistible d'entendre des histoires venant des autres et d'y croire. Cette humanité tronquée se jette ainsi dans les griffes d'exploiteurs qui utilisent n'importe quel registre pour asseoir leur pouvoir, politique, religieux, idéaux, etc., le tout coloré d’affect. Et il advient inévitablement, que ces hommes de la peur, affermis par leur adhésion à l'histoire de ceux qu’ils élèvent au rang d’autorités, solidifient du même coup leur propre histoire contrefaite. C'est la création du cercle vicieux, ou plus exactement la répétition navrante d'une vie d'esclave.
Que faire, me demanderas-tu ?
Et il fit mine de s'arracher les cheveux, tout en perpétrant d'hideuses grimaces.
- Ne croyons plus aux histoires qui sont supposées nous enseigner quelque chose ; écoutons-les, régalons-nous en, mais voyons-les comme des nuages passants.
Si nous les suivons, tentons de les saisir, nous marchons à reculons tandis que la Vie nous traverse et que notre attention est attrapée par l’hameçon d’un objectif.
Allez viens boire Yunus un raki à la taverne de ruine ! »
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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