3 Janvier 2012
Beaucoup de gens pensent à voix basse, mais certains osent amplifier le son si je les interroge, qu’un aveugle doit forcément avoir une vie sexuelle pauvre, voire plutôt solitaire, onanisme plutôt que partage.
J’aime la sexualité et la sexualité me le rend bien.
Si je fouille dans le passé pour mettre à jour les racines qui seraient à l’origine de ce goût immodéré pour les désirs qui s’allument, se côtoient et dansent ensemble pour s’épuiser aux sommets des jouissances, une enfance homosexuelle intense apparaît. En ces temps avec mes parents nous habitions un hameau dans le département de l’Yonne comprenant deux grosses fermes qui en guise de main-d’œuvre avaient chacune leur douzaine d’enfants. Les grands garçons, dix-douze ans, cachés dans des recoins sombres de grenier ou entre les meules de paille, tripotaient et se faisaient tripoter par les plus petits de mon espèce, par les bleus comme on disait à l’époque ! Ces jeux de sexe et de plaisirs subis et partagés continuèrent jusqu’à mes treize ans sous d’autres cieux et dans un tout autre milieu, celui du monde des mal voyants à Angers, jusqu’à ce que Christina me fasse découvrir celui des femmes.
J’ai enfin les papiers nécessaires attestant de mon émancipation. Merci les parents, ils ont eu très peur de lâcher leur fils aveugle sur les routes du monde, mais ils l’ont fait, bravo ! Je suis jeune certes mais libre. Ma conception de la liberté est juvénile : aller là où je veux, quand je veux. Pour l’heure je suis dans le compartiment d’un train qui roule, roule vers la frontière allemande. Un parfum féminin qui contient le printemps y flotte discrètement, néanmoins un peu masqué par l’odeur écoeurante d’un œuf dur qu’une mère donne tend à son enfant. Cette fragrance légère et humide qui dit les fleurs ouvertes et la pierre moussue et mouillée, les ruisseaux en crue, réveille dans mon bas-ventre un désir rouge et dru. Je me lève, déplie ma canne blanche et piétine les grands pieds d’un homme qui semble absorbé par la lecture d’un journal. Il grogne, maugrée, voit que je suis aveugle et s’excuse.
Je sors dans le couloir et remarque à ma suite une femme dont je n’avais pas décelé la présence et qui devait être assise près de la vitre. C’est manifestement la femme porteuse de l’éclosion printanière, repérée tout à l’heure en entrant dans le compartiment.
Ce qui me fait penser cela doit tenir à son parfum, une délicatesse de primevères et de violettes naissantes, un parfum végétal aux verts dominants, un vert de renouveau qui réveille la saveur du cresson oublié sous ma langue, le cresson que ma mère cueillait dans une source aux eaux d’argent et de nuit.
Elle me demande, avec une voix légèrement rauque, un accent étranger, si elle peut m’aider ; je dis non de la tête. Je l’entends marcher derrière moi, toute proche. Je perçois une envolée de tissu, sans doute une robe ample et je suis surpris de découvrir que le parfum de cette femme ne semble plus provenir uniquement d’elle, mais aussi de mon propre désir.
Il faut préciser que je ressens en temps normal et vois tout à travers une faculté involontaire répondant au savant nom de synesthésie, association des lettres mais aussi des sensations avec des couleurs. J’ai découvert chez moi à seize ans ce phénomène neurologique en lisant le poème d’Arthur Rimbaud : « le chant des voyelles » : A noir.
Jusque là je m’en étais à peine rendu compte, sans doute pensai-je vaguement qu’il en allait ainsi pour tout un chacun. Mais ce qui se passe dans ce train n’appartient pas qu’à ce phénomène. Les mots me manquent.
J’arrive devant la porte des toilettes et comme je cherche avec ma main gauche la poignée, la femme-porteuse-du-printemps l’ouvre et avec son ventre me pousse légèrement à l’intérieur en murmurant des mots qui n’ont rien à voir avec la situation :
« Je vais vous aider. »
Mais le langage est impuissant à exprimer ce qui se joue entre un homme et une femme qui sont attirés l’un vers l’autre, l’un dans l’autre. D’ailleurs tout se déroule comme si c’était le cours normal des choses. Et ça l’est en fait.
Le printemps a ouvert la porte et la referme discrètement pour que nous puissions, disons fleurir ensemble. L’hiver doit rester dehors. Les gens qui le regardent neiger par les fenêtres aussi.
L’endroit, les toilettes d’un train réglementaire, vacarme de roues sur les traverses de rail, goût ferrugineux dans la bouche, odeur prégnante d’urine à laquelle se mêle celle de la fumée froide d’une cigarette blonde, ne transpire pas la poésie par lui-même. Mais le printemps avec ses pieds de boutons d’or et ses vertes insolences capiteuses déploie ses forces vives.
Nous savons ce que nous voulons, nous sommes la volonté d’un désir unique. Pas besoin de présentations, de parades amoureuses, de réflexions. Nos corps se prennent comme s’ils se connaissaient déjà.
On dirait que chaque forme de désir a une force magnétique qui aimante à lui les autres formes. Le désir qui coule entre nous est rubescent, couleur renforcée par la lettre i très flamme rouge, incarnat, flamme rouge qui s’insinue et rend ardent le vert tendre de la lettre r qui termine ce mot.
Nous sommes une danse de vermillons et de pourpres, puis de feu qui hurle aux humidités tempérantes.
Je me demanderai longtemps si cette femme porteuse du printemps n’était pas comme moi, le jouet involontaire d’une synesthésie qui se serait appelée à notre insu pour s'équilibrer en une figure harmonieuse.
Certes ce sont des tentatives d’explications, de rationalisation, qui disent que derrière la morale, le convenable, il y a des lois matérielles qui œuvrent, des attractions irrésistibles qui se moquent des apparents défis de l’espace et du temps.
J’entends un haut-parleur annoncer une ville et je remarque alors que le train vient de s’arrêter, heureusement que nous ne descendons pas dans cette gare !
L’inconnue porteuse de printemps sort des toilettes avant moi, sans un mot ni un geste qui dirait quelque chose de codifié, je ne sais pas, un merci, un au revoir, une appréciation. Elle ne se dit pas par le langage, elle part comme elle est apparue.
Je ne regagne pas tout de suite notre compartiment ; j’ai besoin de fumer une cigarette et d’être seul pour réaliser et peut-être même tourner le dos à ce que je viens de vivre. J’ai besoin de dire adieu à cet événement inattendu pour ne pas le transformer en nostalgie.
La fumée, bien que composée de lettres allant du u sombre au e jaune clair en passant par le f orangé et le é doré, avec le m qui tempère avec son marron de châtaigne automnale, est une collision de blancs et de gris dans sa globalité. Cette couleur inhalée éteint mes incandescences rougeoyantes en m’ancrant dans le présent du train déchirant l’hiver.
Je m’imagine en fumant que cette femme, elle, et cet homme, moi, fûmes dans le monde des apparences comme deux visages du même désir, deux flammes jumelles du même invisible brasier polarisées l’une vers l’autre. Mais quand je rejoins ma place dans le compartiment, il ne reste plus que l’odeur écoeurante de l’œuf dur, celle de l’encre du journal du monsieur que j’imagine corpulent. Le printemps et ses phéromones se sont volatilisés. Il neige sur la vitre du train et je me dis que je suis plutôt insensé d’aller vers le nord, l’Allemagne et le Danemark, en plein hiver et avec à peine trois sous en poche, d’autant plus que ce train n’est plus le désir parfumé de tout à l’heure.
D’ailleurs l’émergence de cette phrase farfelue me donne froid au dedans, froid c’est noir bien qu’aucune des lettres composant ce mot ne le soit, et comme je ne sais comment lutter contre cet hiver-là, je me lève et enfile ma veste pour me donner une contenance et me rassurer sur ma santé mentale.
J’ai besoin de me raconter l’histoire à laquelle une grande partie de l’humanité se raccroche, celle qui dit : je suis normal. Et j’ai besoin d’y croire encore quelque temps !
Normal ça n’a pas de couleurs, ou plutôt celles indéfinissables du camouflage du vêtement militaire.
Normal serait une manière habile de ne pas exister, d’éteindre ses criances rouges et ses tendresses bleues, ses agonies noires et ses triomphes dorés.
Je roule vers le nord mais pas que vers le normal !
Amoureux de l'inconnu voyageant pour l'Aimer davantage !
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